- Largeur.com - https://largeur.com -

«La promesse des technologies est celle de la gratuité»

Plus de 90 millions d’internautes se sont échangé gratuitement de la musique ou des films depuis le début de l’année 2004. L’ouverture de nombreuses plate-forme payantes a certes légèrement freiné l’essor de la piraterie, mais le phénomène reste dévastateur pour l’industrie, qui poursuit sa lutte contre les réseaux d’échange comme E-mule, LimeWire ou Kazaa.

Daniel Cohen, éditorialiste au Monde et professeur de sciences économiques à l’Ecole Normale Supérieure et à la Sorbonne, aborde ces enjeux dans son nouvel ouvrage, «La mondialisation et ses ennemis»*.

Il explique que pour comprendre le phénomène de la pirarerie, les économistes, eux aussi, ont à réviser certaines de leurs théories.

La musique sera-t-elle encore payante dans dix ans?

La promesse des technologies est celle de la gratuité. Mais cette promesse est sans arrêt contrariée, notamment par l’opposition qui règne entre les technologies, qui ne demandent qu’à disperser le contenu de manière gratuite, et les opérateurs, qui veulent garder un droit de propriété sur ces biens.

C’est à mon sens la grande contradiction du XXIème siècle. Cette tension considérable va-t-elle basculer dans le sens de la gratuité? La réponse est ouverte, et c’est bien ce qui est passionnant.

En tant qu’économiste, quel regard portez-vous sur cette contradiction?

Les logiciels libres représentent le renversement d’une théorie économique. On pensait jusqu’ici une entreprise qui rémunère ses informaticiens aurait un meilleur rendement que celle qui ne le ferait pas.

Mais c’est le contraire qui est en train de se produire: Microsoft paie correctement les informaticiens qu’elle embauche, alors que dans le cas de Linux, des millions de développeurs offrent leurs compétences à la collectivité. On est ici en pleine contradiction avec les théories économiques classiques: les forces productives, non seulement ne sont pas payées, mais renoncent à la propriété de leurs créations.

Les empires commerciaux ont-ils dès lors raison de se sentir menacés?

Dans le cas de la musique, il est tout à fait possible que la technologie finisse par transformer le modèle économique du secteur. Pas forcément au détriment de la créativité musicale. Peut-être que l’accès à la musique se fera simplement sans les maisons de disques.

Mais un marché a toujours besoin de médiateurs. Ceux qui feront la loi demain seront peut-être les journaux spécialisés car ils seront les mieux placés pour guider les consommateurs dans leurs choix.

Selon les producteurs, la gratuité tue la créativité…

Il faut se souvenir que le modèle économique de Hollywood consiste à privilégier les superproductions coûteuses et chasser les petits producteurs vers les chaînes de télé. Dire que le téléchargement de vidéo tue les petits producteurs est une imposture intellectuelle.

Les majors ont-elles autant à perdre qu’elles le disent?

L’industrie du cinéma s’est très vite adaptée à des changements comme l’arrivée de la VHS ou du DVD. A tel point qu’aujourd’hui, le passage en salle n’est plus qu’une grande campagne de publicité et que l’argent se fait sur les produits dérivés et les DVD. Désormais, ces mêmes DVD se téléchargent gratuitement. Il est possible que le modèle change encore une fois.

Certes, les auteurs doivent être rémunérés, mais ils ne touchent de toute façon qu’une part infime des revenus qu’ils génèrent.

——-
«La mondialisation et ses ennemis», de Daniel Cohen, Grasset.

——-
Une version de cet article a été publiée dans L’Hebdo du 23 septembre 2004.