La clientèle noctambule intéresse de plus en plus de patrons, qui tentent de réunir couche-tard et lève-tôt autour de plats chauds. Une niche portée par la mode des «after hours».
Genève, jeudi matin, 4 h 15. A l’intérieur du restaurant Le Velours, dans le quartier des Eaux-Vives, l’ambiance est celle d’une fin de soirée embrumée. L’établissement n’est pourtant ouvert que depuis quelques minutes. Clubbers et travailleuses de la nuit se côtoient dans cet espace baigné par la lueur des bougies.

Genève, Le Velours ¦ Photo Fred Merz, Rezo
Quelques dizaines de noctambules commandent pizzas, filets de perches ou steak-frites, et échangent des propos de table en table. «Je n’ai même plus besoin d’ouvrir le soir, dit Carlo Mondovecchio, le propriétaire. Les affaires du matin suffisent à faire tourner le restaurant.» Le Velours sert jusqu’à 80 couverts quotidiens le week-end, et une trentaine en semaine. Le marché de l’aurore est rentable pour qui sait l’entretenir.
Même constat à La Trappe, dans le quartier genevois des Pâquis, où les clients doivent sonner pour entrer. D’épais rideaux bannissent les premières lueurs du jour, et les fauteuils en léopard donnent à l’endroit un caractère un peu désuet. Selon Sonia, serveuse au bar, entre 10 et 45 plats chauds sont servis chaque matin dès 4 heures dans ce restaurant spécialisé dans la cuisine française. «La fréquentation dépend du jour de la semaine, dit-elle. Mais ça cartonne surtout les matins d’hiver.»
Un peu plus loin, le restaurant Le Blason accueille lui aussi les couche-tard et réalise environ un tiers de son chiffre d’affaires journalier au petit matin. D’autres établissements, comme le Café de la Presse, cherchent à exploiter le même créneau.
Changement d’habitudes A Genève comme ailleurs, ce type de restauration constitue clairement un marché de niche. «C’est pourquoi ce sont surtout des micro-entreprises indépendantes, et non pas de grandes chaînes, qui s’y intéressent», explique Stéphane Fraenkel, de l’observatoire des tendances de l’Ecole hôtelière de Lausanne.
Le nombre des établissements matinaux est restreint dans tous les cantons romands, y compris à Neuchâtel, qui bénéficie pourtant d’une législature plus souple en la matière puisque les restaurants de nuit, comme la Casa d’Italia, peuvent servir de 21 à 6 heures.

Genève, Restaurant des Bastions ¦ Photo Fred Merz, Rezo
Depuis la vague techno et la mode des «after hours», on observe un changement des habitudes. «Les gens sortent de plus en plus tard», constate Johnathan Poiret, du Restaurant des Bastions. L’établissement – qui bénéficie d’une des plus belles terrasses de Genève – vient de lancer une formule ultra-matinale destinée à la fois aux couche-très-tard et aux lève-très-tôt.

Genève, Restaurant des Bastions ¦ Photo Fred Merz, Rezo
«Ces mornings s’adressent avant tout aux noctambules qui veulent se détendre avant de rentrer chez eux, explique Johnathan Poiret. Ils attirent un public qui va de 20 à 35 ans.» Chaque week-end, le restaurant ouvre donc ses portes à 4 heures et propose petits-déjeuners et crêpes à des prix abordables. Pour se relaxer sur les tapis persans ou apprécier le lever du jour sur fond de musique chill-out et de gazouillis, les branchés genevois trouvent là un plaisir nouveau. «Nous avons testé la formule pendant trois week-ends et l’essai a été concluant», annonce Jean-François Schlemmer, patron du café-restaurant des Bastions. «Nous recevons environ 200 personnes entre 4 et 7 heures du matin.»
Question d’image Le Bypass à Genève s’adresse à la même clientèle avec sa nouvelle formule «lounge-restaurant», dès 4 heures du matin les samedis et dimanches. Les fêtards y trouvent de quoi se restaurer après s’être défoulés sur la piste de danse. Même approche à Lausanne où Kwan Roubakine, directeur d’exploitation du D! Club, envisage lui aussi de développer un service de restauration pour les clubbers à la sortie de son établissement.
Si l’expérience de l’aurore tente de nombreux restaurateurs, le succès n’est pas toujours au rendez-vous. «Plusieurs entreprises ont fermé après avoir essayé», relève Jean-Luc Piguet, vice-président de la Société des cafetiers-restaurateurs de Genève. Le Thaï Orchidée, par exemple, a abandonné ce créneau après avoir ouvert aux aurores pendant un peu plus d’une année. Certains établissements choisissent la formule matinale simplement pour une question d’image, à l’instar du Café des Bouchers à Prilly. «Je ne réalise que le 10% de mon chiffre d’affaires journalier le matin, mais je garde l’horaire par tradition», explique le tenancier Graziano de Luca.
Pour les restaurants, il n’est pas toujours facile de trouver du personnel prêt à travailler à l’aube, d’autant qu’à ces heures-là, la clientèle peut se montrer très désagréable, comme le relève Pascal Goupil, barman à La Trappe et habitué depuis vingt-cinq ans au monde de la nuit. «De plus, il faut proposer des mets assez bon marché, les noctambules ayant généralement beaucoup dépensé durant la nuit», ajoute-t-il. La formule implique des frais supplémentaires, liés aux systèmes d’alarme et de sécurité, ainsi qu’aux charges sociales des employés de nuit.
Phénomène de mode Il arrive que certains hauts lieux de la culture matinale soient victimes de leur succès, comme le Byblos et le Freeport à Lausanne, où la trop grande affluence a donné lieu à des problèmes d’incivilité. Reto de Mercurio, responsable des restaurants et des bars de la gare de Lausanne, a décidé, d’entente avec la police municipale, de retarder l’ouverture à 8 h le week-end. En compensation, pour répondre à la demande des fêtards, le Pendolino, bar à café sous la gare, ouvre plus tôt pour caler leurs petits creux.
La mode a également une influence directe sur la rentabilité de ces restaurants: «Ces lieux tablent souvent sur des concepts branchés qui sont éphémères, précise Stéphane Fraenkel, de l’Ecole hôtelière. C’est pourquoi notre industrie compte le plus grand nombre d’ouvertures d’établissements, mais aussi de fermetures.» Le marché de l’aube est difficile à quantifier. Pour y trouver leur compte, les restaurateurs doivent convaincre les night- clubbers de changer leurs habitudes et de venir manger un morceau avant d’aller se coucher. «C’est la tendance actuelle, dit Stéphane Fraenkel. Les établissements ont plus tendance à créer une demande, qu’à y répondre, comme c’était le cas lors des années techno.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 9 septembre 2004.
