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Géopolitique de la sueur

Il vient de changer le monde, et pas seulement celui du sport. Mais il ne le sait pas, ou il feint de l’ignorer. Il se contente, le regard un peu niais du sprinter en sudation, de triturer sa belle médaille d’or du 110 mètres haies, doublée d’un record du monde égalé (12’91’’). Liu Xiang a 21 ans, et un maillot tout rouge frappé des deux emblèmes qui résument la contradiction idéologique de la Chine: le drapeau de la République populaire à étoile jaune, et le logo de l’équipementier américain Nike.

Jeudi dernier, à Athènes, Liu est devenu le premier Chinois mâle à monter au somment d’un podium olympique en athlétisme. Quelques minutes plus tard, Huina Xing remportait l’épreuve du 10’000 mètres féminin, déconcertante d’aisance, aussi marquée par l’effort qu’un footballeur français au sortir du jacuzzi. Huina Xing, dont on se souviendra longtemps de la bien curieuse manière qu’elle a de courir (les bras ballants le long du corps), manifestation involontaire d’une nonchalance que seule autorise l’indicible supériorité. Nul doute qu’au même moment, à Pékin, les mandarins du politburo, grands ordonnateurs du confucéo-marxisme soluble dans le marché, devaient grogner de satisfaction. Le «Projet 119» a porté ses fruits au-delà de toutes leurs espérances.

De quoi s’agit-il? De la mise en adéquation de la volonté géopolitique d’accession au statut d’hyperpuissance et de la traduction sportive de cet état d’esprit. En clair, la Chine vise pour ses JO de Pékin en 2008 la première place mondiale. Ou comment passer de l’or olympique à l’airain stratégique. Elle n’en est plus très loin. A Athènes, les athlètes chinois ont terminé seconds au palmarès des médailles – 32 récompenses en or contre 35 pour les Américains, qui maintiennent leur leadership d’un cheveu, comme l’on dit dans le jargon.

C’est là qu’intervient le «Projet 119». Comme l’explique dans «Le Monde» Yaoming Gu, secrétaire général du Comité olympique chinois, «le projet 119 a été créé il y a une dizaine d’années. Ce chiffre est la somme des médailles mises en jeu dans les épreuves d’athlétisme, de natation et de voile aux JO. Historiquement, toutes ces disciplines ne sont pas l’apanage des Chinois. Nous voulons que ça change pour 2008. Liu Xiang est juste un peu en avance».

L’implacable machine jaune à récolter l’or est en marche. Mais qu’a-t-elle semé pour entrevoir une si belle moisson? Entraînements de damnés, version militarisée du corps sain dans un esprit sain? Médecine chinoise traditionnelle? Dopage si scientifiquement organisé que même les performants limiers du CIO – en forme olympique à Athènes – seraient incapables d’en déceler les traces? A ce stade, comme l’on dit aussi dans le jargon (il est très riche), il est encore permis de supposer. Mais pas de douter sur la finalité du formidable pari pékinois. Dominer le monde, tout simplement.

A cette aune, on comprend que les Jeux d’Athènes marquent définitivement la fin de la guerre froide. Elle avait trouvé pendant cinq décennies un terrain d’affrontement sur les pistes de tartan.

Certes, la fin de l’URSS en 1991 avait laissé entrevoir l’agonie de cette compétition dite «entre supergrands». Mais en 1992 (Barcelone), en 1996 (Atlanta), et en 2000 (Sydney), la Russie était parvenue à rester dans la course, devancée par les Etats-Unis, mais encore devant la Chine. Les Jeux d’Athènes signifient l’épilogue cette dualité historique: les Russes sont désormais troisièmes, à cinq médailles d’or des Chinois (27 contre 32). Fin du «modèle» sportif soviétique, qui aura survécu près de treize ans à l’anéantissement de l’empire rouge? Pas forcément.

Reprenons les calculs. En admettant l’existence d’un hypothétique «bloc slave» post-soviétique (Russie + Ukraine + Biélorussie), héritier de la grandeur du sport planifié d’autrefois, le total athénien a une tout autre allure: 38 médailles d’or (sur 140 breloques récoltées par ce «trio»), ce qui place tout simplement notre «bloc slave» en tête, loin devant les Etats-Unis! Les Américains, qui soit dit en passant, sont eux aussi sur le déclin, ce qui doit faire plaisir à l’essayiste parisien Emmanuel Todd. Il ne cesse d’expliquer comment et pourquoi la visibilité de l’hyperpuissance américaine est un trompe-l’œil; un peu comme ces étoiles mortes depuis longtemps, mais que l’on voit encore briller au firmament…

Et si c’était également vrai sur les terrains de jeu? Deux éléments de poids pour accréditer cette thèse: Marion Jones qui rentre bredouille du Péloponnèse, sa couronne de reine de la piste en lambeaux. Et la lamentable «Dream Team» de basket qui ne fait même plus rêver ses sponsors, terrassée par la fluidité du jeu latin, simple et pacifique.

Avant de terminer, il nous faut parler de la Biélorussie. Car voilà une nation méconnue et maudite, qui a toutes les apparences d’un trou noir. Dernière dictature stalinienne d’Europe, ce plat pays de 10 millions d’âmes est surtout connu pour deux plaies: il a ramassé 90% des retombées radioactives de Tchernobyl, et il possède en Alexandre Loukachenko un authentique fou furieux à la tête de l’Etat depuis une décennie. L’homme est colérique, et n’aime pas la contestation. On compte ses opposants sur les doigts d’une main, car ceux-ci ont une furieuse tendance à disparaître sans laisser d’adresse dès qu’ils accèdent à la notoriété.

Loukachenko, lui, rêve de ressusciter l’URSS (mais même Poutine ne veut pas en entendre parler). Comment faire, sans soutiens étrangers? Le sport! Voilà ce qu’a trouvé le despote de Minsk pour faire de la Biélorussie naufragée un pays qui tient son rang. Les académies sportives sont ainsi dotées de riches budgets, prélevés sur celui de l’Etat en faillite. Le résultat? Assez convaincant, puisqu’une Biélorusse de 25 ans, Ioulia Nestorenko, a raflé l’or olympique sur 100 mètres. Pas sûr toutefois qu’elle se soit rendue compte immédiatement de l’immense privilège que cela lui conférait. Celui d’accompagner Alexandre Loukachenko dans chacun de ses meetings électoraux dans les kolkhozes biélorusses, cet automne, avant les législatives du 17 octobre qui confirmeront l’amour du peuple pour son homme à poigne.