Ne trouvez-vous pas bizarre cette agitation quasiment frénétique que suscite le Darfour dans les milieux diplomatiques? Moi si.
Ne trouvez-vous pas bizarre cette agitation quasiment frénétique autour du Soudan et de sa province du Darfour? Moi si.
Voilà un pays qui depuis son indépendance en 1956 n’a pratiquement pas connu un jour de paix. Parce que le l’Etat du Soudan — peu peuplé: 33 millions d’habitants sur 2,5 millions de km2, soit une densité de 13 habitants au km2 — n’a aucune unité géographique, ethnique, religieuse, culturelle ou autre.
Le principal facteur de division est antique, d’une profondeur insondable: les Arabes esclavagistes du nord squattent l’appareil d’Etat et imposent leur loi à de soi-disant concitoyens du sud qu’ils méprisent et qu’ils ont vendus pendant des siècles comme esclaves aux mieux offrants.
La faute à qui? Aux colonisateurs anglais — la Grande-Bretagne a conquis la région dès la fin du XIXe siècle, suite à une guerre sanglante et difficile. Géré pendant quelques décennies sous le nom de «Condominium anglo-égyptien du Soudan», la pays ne pouvait que sombrer dans l’anarchie dès la proclamation de sa souveraineté. Cette anarchie dure depuis cinquante ans dans l’indifférence générale.
Seuls quelques succès passagers des guérillas sudistes de John Garang (soutenues par des missions chrétiennes et depuis quelques années par Washington) attirent l’attention de la presse internationale et suscitent la compassion hypocrite des capitales étrangères. Au fil des années, les victimes se comptent par centaines de milliers, le gouvernement islamiste intégriste de Khartoum ne badinant pas en matière de répression.
Or voici que depuis deux mois, le monde entier se préoccupe du Soudan. Colin Powell découvre tout à coup que des exactions inacceptables sont commises au Darfour et ordonne à Khartoum de les faire cesser immédiatement sous peine de lourdes sanctions. Pour situer l’enjeu de ces exactions, il convient de préciser que l’on estime les victimes du Darfour à quelque 30’000 morts, alors que 300 ou 400 kilomètres plus au sud, dans la région des grands lacs d’Afrique équatoriale, les morts se comptent par millions sans que personne n’en parle. Cynisme? Pas du tout. Simple respect des réalités.
Après Colin Powell, le Darfour est devenu la passage obligé de tout ce qui compte dans la diplomatie occidentale: Kofi Annan, Joschka Fischer, Michel Barnier. Même Micheline Calmy-Rey n’a pu résister au plaisir d’aller faire quelques entrechats sur le sable brûlant du désert.
Qu’est-ce à dire? Que le Soudan devient une carte stratégique importante dans la guerre contre l’Axe du Mal et le terrorisme réunis. En clair, cela signifie que les Etats-Unis (on ne sait pas encore si c’est avec l’aide de l’Union européenne et l’appui des Nations Unies) ont l’intention de redessiner géopolitiquement la région.
Un regard sur la carte permet de mesurer l’enjeu: le Soudan est la maillon faible proche de deux pays, l’Egypte et l’Arabie saoudite, dont la stabilité (très incertaine par les temps qui courent) est fondamentale pour le contrôle du Proche-Orient.
Déjà solidement (?) installés au nord grâce à Israël et à l’Irak, les Etats-Unis sont obligés de trouver un point d’appui dans le sud. De là à penser qu’une intervention armée contre Khartoum serait propice à un tel établissement, il y a un pas qu’il est difficile de ne pas franchir.
Une telle intervention offrirait en plus la possibilité de faire ce qui pour le moment ne semble pas possible en Irak: fractionner le pays en divers Etats.
Région candidate à l’indépendance depuis longtemps, le sud équatorial est dominé par l’Armée populaire de Libération du Soudan commandée par John Garang. Depuis quelques années, on a découvert du pétrole dans la zone. Garang a l’appui des Américains et des Israéliens. Comme il n’arrive pas à signer une vraie paix avec le gouvernement central, une crise ouverte lui permettrait de se tailler un fief sur mesure, avec l’appui des puissants.
Une intervention permettrait aussi (du moins les grosses têtes du département d’Etat l’espèrent) de porter un coup fatal à l’intégrisme islamiste soudanais qui depuis des décennies finance tout ce que le monde arabe compte de subversif.
Elle permettrait enfin de donner un peu de panache guerrier à la campagne électorale de l’équipe de George W. Bush. Jamais à court d’une mauvaise idée, les Cheney, Rumsfeld, Powell et autre Wolfowitz sont tout à fait capables de miser sur une nouvelle crise internationale pour faire remonter les actions de leur patron.
