KAPITAL

Migros dope LeShop

Le premier supermarché en ligne de Suisse a doublé sa clientèle sur les premiers mois de l’année grâce à un partenariat avec Migros. Retour sur une cyber épopée commerciale.

Shampoing, lait, eaux minérales, pain, viande, salades, bananes… A première vue, on se croirait dans un supermarché classique. Sauf que, ici, ce ne sont pas des ménagères et des caddies qui circulent mais des boîtes vertes qui zigzaguent entre les rayons sur un tapis roulant. Chaque jour, entre 500 et 1300 commandes sont préparées au centre logistique de LeShop.ch, un entrepôt planté dans la campagne argovienne, à Bremgarten. Les commandes effectuées sur internet la veille sont préparées entre 5 et 11 h du matin pour être livrées le soir même (ou le samedi matin) dans toute la Suisse par PosteExpress

Christian Wanner, 34 ans, a pris l’habitude de se lever plus tôt qu’un épicier de quartier. Avec sa femme et ses deux enfants, le directeur de LeShop habite dans le Lavaux. Il traverse donc la Suisse dans son 4×4 pour arriver à l’aube superviser les premières commandes. «Notre siège administratif est resté à Chavannes-de-Bogis mais je viens au moins trois jours par semaine ici, à l’entrepôt, pour suivre les choses de près.» LeShop mélange la philosophie d’une start-up technologique avec le commerce ancestral de denrées alimentaires. Christian Wanner semble à l’aise dans ces deux mondes: il contrôle électroniquement l’efficacité de son personnel grâce à un système d’évaluation sta-tistique ultraperformant, mais il connaît aussi tous ses employés personnellement et les invite à venir discuter avec lui «comme dans une épicerie familiale».

Depuis son lancement en 1998, le premier épicier en ligne du pays a changé la vie de milliers de ménages. Et surtout de mères de famille puisque 70% des commandes viennent de femmes. «Notre cible prioritaire, ce sont les 8% des 3 millions de ménages suisses dans lesquelles la femme travaille tout en ayant des enfants, soit environ 200 000, détaille Christian Wanner. Une catégorie peu évidente à convaincre. En Suisse alémanique surtout, de nombreuses mères assument mal l’idée de faire les courses par internet: elles craignent d’être considérées comme des fainéantes par les voisins qui voient le facteur apporter les légumes. Notre clientèle régulière représente environ 23 000 internautes, dont la moitié sont en Suisse romande.»

L’efficacité du système et sa facilité d’utilisation séduisent une proportion croissante d’usagers, même si les chiffres restent dérisoires: seul 0,1% des achats d’épicerie en Suisse se fait sur le web. LeShop.ch tient 75% du marché, coop-online.ch reste loin derrière. En 2003, LeShop a cependant réalisé un chiffre d’affaires de plus de 14,7 millions. Cette année, ce chiffre devrait atteindre 27 à 30 millions, l’équivalent d’un supermarché de taille respectable. LeShop devra réaliser 50 millions de chiffre d’affaires, soit l’équivalent d’un centre commercial MM, pour atteindre l’équilibre. L’entreprise en prend le chemin et devrait y parvenir d’ici à 2005, estime son directeur. «Le seuil de rentabilité est assez long à atteindre car les marges sont très faibles et les coûts logistiques très élevés, explique Christian Wanner. Et nos investissements sont beaucoup plus lourds que pour un supermarché typique: nous avons des frais informatiques spécifiques, plus de personnel spécialisé, une logistique coûteuse et du marketing.»

LeShop bénéficie depuis septembre dernier d’un allié de poids: la Migros a placé toute sa plate-forme de vente alimentaire sous la bannière de cette petite start-up de 60 employés. «Notre site nous coûtait cher et réalisait un tout petit chiffre d’affaires de 6 millions par an, explique Urs Peter Naef, porte-parole de Migros. C’était plus intelligent et rentable de nous associer au leader du marché, dont la clientèle était plus importante et établie.»

Du coup, LeShop est devenu le seul supermarché de Suisse qui propose à la fois 2000 produits Migros (M-Budget, Aproz, Annas-Best, Slimline, etc.) et 4000 articles de marques (Barilla, Pampers, Coca-Cola, etc.). Et aussi de l’alcool et des cigarettes (subtilité: le logo Migros disparaît quand on entre dans ces sections). «Depuis cette alliance, le chiffre d’affaires cumulé des deux entités a augmenté de plus de 40%, se réjouit Christian Wanner. Cela vient de la force de la marque Migros et surtout de l’amélioration de l’assortiment: les mêmes clients commandent en moyenne 20% de plus de yoghourts et la vente d’eaux minérales a fait un bond de 60% depuis l’intégration de ces produits.»

Les prix sont les mêmes que dans un supermarché Migros et le client paie un forfait fixe de 12 francs pour la livraison, ce qui l’encourage à acheter de grandes quantités. «En moyenne, un ménage consomme 12 000 francs par an pour son approvisionnement, détaille le directeur. Nous voulons que la ménagère réalise l’essentiel de ses courses chez nous, pas seulement les achats complémentaires. C’est le sens de notre tarification unique pour la livraison. Avec les prix et les produits Migros, l’offre est devenue très intéressante.»

Avec un partenaire aussi solide que le géant orange, l’avenir de LeShop semble assuré. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Le groupe Bon Appétit, actionnaire qui a racheté l’entreprise en octobre 2002 afin de réaliser une plus-value boursière, a décidé de cesser l’activité quelques semaines plus tard. C’est l’investisseur Daniel Salzmann qui sauve LeShop in extremis. Il voit Christian Wanner à la télé le 23 décembre et lui donne rendez-vous au Relais du Saint-Bernard sur l’autoroute du Valais. En trois jours, il réunit ses amis et décide d’investir 10 millions sur trois ans dans l’aventure. Sa motivation? Il est lui-même un client régulier du service et croit en l’idée. Il signe sans même avoir eu le temps de visiter l’entrepôt, en se basant sur son feeling et la relation de confiance immédiate qu’il établit avec Christian Wanner.

Associé de la première heure, l’entrepreneur Alain Nicod a suivi l’aventure avec passion. «LeShop est l’exemple d’une bonne idée démarrée trop tôt, dit-il. Nous avons fait nos expériences et adapté notre offre. Nous n’avions pas pensé à quel point il était important de proposer des produits frais. Or, sur les 30 produits les plus commandés, 28 appartiennent à cette catégorie!» Fort de cette expérience, il a lancé une version de LeShop en Argentine. «LeShop.com.ar ne dessert qu’un quartier résidentiel de Buenos Aires, mais cela représente 2 millions de personnes», précise-t-il. L’investisseur a depuis participé aux lancements d’une multitude d’autres start-up, mais garde une affection particulière pour LeShop, l’une des seules dont il ait occupé le poste de directeur général au départ. «J’ai toujours cru au supermarché online, envers et contre tout ce que l’on me disait. Cette idée va dans le sens de notre époque.»

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Chronologie

Octobre 1997
Alain Nicod crée LeShop à Chavannes-de-Bogis avec ses amis investisseurs Jesus Martin Garcia, Martin Velasco et Remi Walbaum. Alain Nicod dirige l’entreprise. Christian Wanner est engagé pour le marketing, la vente et l’opérationnel. Le site, qui propose 1500 produits d’épicerie sèche uniquement, tombe en panne le jour de la conférence de presse.

Fin 1998
LeShop commence à proposer des produits frais. L’entreprise réalise 20’000 francs de chiffre d’affaire par mois. Le panier moyen acheté sur le site est de 60 francs.

Août 1999
Le groupe Bon Appétit entre dans le capital de la société à hauteur de 33,3%. «Je n’ai pas fait d’argent lors de cette première vente», dit Alain Nicod.

Mars 2000
Le groupe Auchan achète la technologie et l’interface de LeShop pour lancer un supermarché online à Paris, www.auchandirect.fr

Octobre 2002
Bon Appétit achète la totalité du capital. Alain Nicod quitte le Conseil d’administration. Christian Wanner reste directeur général.

10 décembre 2002
Bon appétit annonce la fermeture de LeShop pour la fin de l’année. Christian Wanner et son équipe cherchent de nouveaux investisseurs en toute urgence.

24 décembre 2002
Daniel Salzmann contacte Christian Wanner qu’il a vu sur la TSR. Il réunit ses amis Philippe Thévenaz et Jacques Delafontaine. Les trois investisseurs signent une lettre d’intention. Bon Appétit accepte de prolonger de quelques semaines son financement pendant les négociations.

24 janvier 2003
Les trois investisseurs reprennent la société au groupe Bon Appétit et s’engagent à injecter 10 millions de francs sur trois ans dans la société. LeShop est sauvé in extremis.

19 septembre 2003
LeShop signe et annonce son partenariat stratégique avec Migros pour la reprise du site migros-shop.ch.

Janvier 2004
Ouverture du shop commun Migros-LeShop. L’assortiment passe à 6000 produits, dont 2000 de la Migros.

Mars 2004
Le chiffre d’affaire sur les trois premiers mois atteint 7,4 millions de francs, soit une croissance de 100% pour LeShop par rapport à la même période l’an dernier. 7200 ménages achètent pour la première fois sur LeShop.ch durant les 10 semaines qui suivent le lancement. Le panier d’achat moyen dépasse désormais les 200 francs.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 22 juillet 2004