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Mieux que l’image: la citation

Les CFF alignent les citations signées Dürrenmatt ou Le Corbusier dans les rames pendulaires… La marque Lacoste utilise un aphorisme attribué à Nietzsche («Deviens ce que tu es») dans ses publicités des magazines de mode… Et un peu partout, les professionnels de la communication se branchent sur la citation pour faire passer leur message (ou simplement remplir du vide).

«Une citation de Montaigne devient aussi sexy qu’une Laetitia Casta revêtue du strict minimum», constate Béatrix Grégoire dans le nouveau «business-people magazine» parisien Newzy (présentation ici en PDF). La chroniqueuse décrypte le phénomène de l’intrusion du verbe dans la publicité, et relève que Victor Hugo ou Musset y sont servis à toutes les sauces.

En ce moment, n’importe quel séminaire de formation qui se respecte vous sert à un moment ou l’autre un peu de Sénèque. «Ce n’est pas parce que c’est difficile qu’on n’ose pas. C’est parce qu’on n’ose pas que c’est difficile.» Cette citation du stoïcien romain m’a déjà été servie à trois reprises depuis ce printemps (dans des séminaires à Lausanne, Berne et Macolin).

L’art de plaire serait-il en train de changer de registre, avec des mots qui remplaceraient l’image? C’est l’hypothèse de Philippe Breton, auteur de «La parole manipulée». Les thèmes et les formes de la séduction, principaux moteurs de la publicité, s’usent rapidement, constate-t-il. Il faut donc constamment les renouveler.

Ce chercheur en sciences de la communication explique que «la pensée d’un grand écrivain non seulement procure du plaisir, mais offre aussi l’avantage d’une moralité, absente de la photo».

Faire appel à des citations, c’est en quelque sorte tenter de concilier éthique et esthétique. C’est s’accorder une légitimité issue des grands écrivains. Qui porte un t-shirt arborant une citation de Nietzsche a l’impression de ne pas avoir consommé idiot.

Ainsi, les séducteurs d’aujourd’hui sont… les grands hommes d’hier. Les mots entre guillemets qu’ils nous renvoient débordent largement l’univers de la publicité. A moins que tout ne soit devenu pub…

Ouvrez l’œil et vous constaterez l’omniprésence des citations. Pas une exposition artistique qui n’en fasse usage. De plus en plus de façades de bâtiments publics, restaurés ou récents, leur font honneur. J’ai même vu des halles de gymnastique user de frontons numériques sur lesquels défilent des citations d’auteurs grecs. Dans les livres, la citation en tête de chapitre — une tradition anglophone — s’installe aussi chez nous. Difficile de feuilleter la presse sans tomber sur «la citation du jour».

Avec ses milliers de sites consacrés aux citations, le Net constitue un stock facilement exploitable. Cela explique-t-il la prolifération de discours politiques truffés de passages entre guillemets? Ceux du 1er août prochain en seront vraisemblablement de beaux exemples.

Pourquoi notre époque éprouve-t-elle le besoin de recourir à tant de béquilles intellectuelles? «Personne n’a plus rien à dire, sauf moi, moi, moi.» Cette citation de l’artiste Ben Vautier fournit peut-être une piste. Je l’ai lue sur l’énorme façade vitrée du Centre des congrès de Lucerne.