GLOCAL

La fin du leadership mondial

On attribue à Bush les raisons du déclin de la puissance mondiale américaine. Mais les raisons sont ailleurs, plus profondes. Un nouveau gouvernement pourra-t-il redresser la barre?

A la veille de la présidentielle qui va opposer Bush et Kerry, une thèse commence à s’imposer chez les commentateurs politiques: les Etats-Unis seraient en train de perdre leur leadership mondial parce que l’administration Bush aurait galvaudé le capital moral que le pays s’était acquis dans sa longue lutte pour la liberté au cours du XXe siècle.

Il est vrai que le bilan de Bush et de ses amis est accablant.

Leur sectarisme religieux (fondamentalisme protestant) et politique (néo-conservatisme utopique) les a mis en porte-à-faux par rapport à des pans entiers de la société (entre autres: classes moyennes-supérieures, intellectuels et artistes).

La tentation putschiste récurrente dans cette administration (voir la dernière présidentielle ou les lois dites «patriotiques» promulguées en catimini) ont fracassé l’image idéalisée que le monde se faisait des libertés américaines.

De surcroît, le recours au mensonge comme mode de gouvernement a complètement discrédité la voix de l’Amérique dans le concert des nations. Le mensonge politique n’est pas nouveau dans l’histoire de l’humanité, c’est son usage outrancier, arrogant et maladroit qui choque.

Sectarisme, putschisme, menteries à répétition, cela fait en effet beaucoup pour un gouvernement. Mais ce n’est qu’un gouvernement: les Américains peuvent, cet automne, décider d’en changer et d’élire une nouvelle équipe attachée à d’autres valeurs.

Qu’ils optent pour Kerry ne changera pas grand chose. La morale sera certes sauve, mais les événements de ces dernières années marquent un tournant dans les rapports de force mondiaux. L’incroyable imbroglio autour des attentats de septembre 2001, le déclenchement de conflits inextricables dans le monde arabo-musulman en Afghanistan, en Irak, et demain en Arabie ou en Egypte, l’érection d’un mur de la honte entre Palestiniens et Israéliens prouvent chaque jour que les Etats-Unis sont désormais sur la défensive et qu’ils pensent s’en sortir en faisant des coups politiques comme l’on fait des coups en bourse. Illusion aussi trompeuse que celle de la reprise économique américaine financée par un accroissement de la dette extérieure et un recours massif à l’industrie de guerre!

Les lois de l’histoire sont implacables: comme puissance mondiale, les Etats-Unis sont sur la voie du déclin pour ne pas dire de la décadence. La première raison de ce déclin – elle tout à leur honneur et profondément morale – tient au respect de la vie de leurs citoyens. La doctrine militaire du «zéro mort» ne permet ni les guerres de conquête ni les engagements efficaces sur le terrain. Cette doctrine s’est imposée par une mutation sociale: les jeunes Américains ne sont plus d’accord de se faire massacrer pour le profit de quelques compagnies du type Halliburton. S’ils s’engagent, c’est pour échapper au chômage et faire des études aux frais du Pentagone. Cela ne fait pas une armée.

La deuxième raison tient au fait que les prouesses technologiques censées remplacer les hommes ne sont pas à la hauteur des espoirs, victimes qu’elles sont d’une sorte d’hypertrophie bureaucratique. Les exemples de cette dérive sont quotidiens. Ainsi cette dépêche AFP de lundi 5 juillet:

    Douze personnes ont été tuées dans un raid aérien américain contre un repaire présumé d’un islamiste à Falloujah près de Bagdad, au moment où le gouvernement irakien mettait la dernière touche à un train de mesures draconiennes pour juguler la violence dans le pays. «Nous avons douze corps, dont trois sont mutilés et cinq blessés», a dit un médecin de l’hôpital de Falloujah, à 50 km à l’ouest de Bagdad. Ce médecin, qui a refusé de donner son nom, a assuré qu’il s’agissait du bilan définitif du raid lancé sur une maison du sud-est de la ville sunnite rebelle. Auparavant, des secouristes et des témoins avaient indiqué avoir retiré huit corps des décombres de la maison totalement détruite du quartier Chouhada (sud-est) et des morceaux de chair étaient visibles dans la rue. Selon Ibrahim Ali, un habitant participant aux opérations de secours, des enfants et au moins une femme figurent parmi les tués et les blessés. L’armée américaine a confirmé l’attaque, un porte-parole affirmant que «la Force multinationale a lancé un raid aérien contre une cachette de moujahidine (combattants) à Falloujah. Quatre bombes de 250 kg et deux bombes de 500 kg ont été larguées sur cet objectif», a-t-il précisé. L’armée américaine a indiqué avoir lancé plusieurs attaques récemment dans ce secteur contre des repaires présumés de l’islamiste Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, soupçonné d’être lié au réseau terroriste Al-Qaïda.

Plusieurs tonnes d’explosif pour (ne pas!) débusquer un individu. La démesure parle d’elle-même. Comme les innombrables rapports sur la gabegie des services de renseignements, la corruption des sociétés prétendument chargées de la reconstruction, les détournements du programme onusien «pétrole contre nourriture», etc.

La paradoxe vient de ce que les Etats-Unis ont, quand ils étaient dans une meilleure forme, sécrétés eux-mêmes l’antidote à leur dérive amorale en inventant à Nuremberg la justice internationale. Cette juridiction internationale a donné le jour en 1998 à la Cour pénale internationale chargée de poursuivre les individus auteurs de crimes de guerre, de génocide et de crimes contre l’humanité. Sans limite de temps ni de lieu.

Les gouvernements de Clinton et de Bush ont refusé de signer le statut créant cette CPI. Mais qu’ils le veuillent ou non, les citoyens des Etats-Unis seront rattrapés un jour ou l’autre par cette juridiction. La référence morale est grâce à eux et malgré eux devenu supranationale.