Il était une époque, pas si lointaine, où quoiqu’il arrive l’Allemagne était en finale. Qu’elle joue bien ou mal au ballon n’entrait pas en considération. Une immanence qui avait fait dire à l’ex-buteur anglais Gary Lineker que «le football est un sport qui se pratique à onze contre onze et que l’Allemagne gagne à la fin aux penalties».
L’adage ne se vérifie plus systématiquement depuis que l’indestructible «Mannschaft» est devenue friable, fébrile parfois, un comble pour une phalange teutonne. Son palmarès récent reste toutefois éloquent: victoire à la Coupe du Monde 1990, finale perdue en 2002 face au Brésil. Euro 1992 perdu face au Danemark, mais victoire en 1996 face à la République Tchèque.
Soit quatre finales majeures en quatorze ans. Alors, cette année, on se disait que l’élimination prématurée des joueurs allemands était une bénédiction: plus une seule équipe refusant de jouer au football n’avait une chance de l’emporter. Cruelle erreur hélas, les zêlés Hellènes sont en finale.
Tels les fantassins rusés d’un cheval de Troie planté au milieu du sublime collectif tchèque, ils ont attendu leur heure, sournois comme c’est leur habitude. En face, décontenancés par cette résistance à leurs arabesques, les gars de Prague perdaient patience. Au point d’oublier cette fluidité du jeu qui fait d’eux les dépositaires du plus beau football du continent. Et c’est alors que, du canasson troyen, est descendu le vil et impitoyable Dellas, pour placer sa tête sur un corner.
La sphère argentée termina mollement sa course au fond des filets du portier tchèque Petr Cech, pantelant. Le même homme était pourtant l’auteur de plusieurs parades magnifiques peu auparavant. La République Tchèque était éliminée en demi-finale, par un «but en argent», qui a remplacé cette année le «but en or» dont les Bleus de France s’étaient fait une spécialité – dans une autre vie.
Pour le gardien Cech, la déception est énorme. Elle devrait toutefois être de courte durée. En quittant le FC Rennes du magnat gaulois François Pinault pour rejoindre le FC Chelsea de l’oligarque russe Roman Abramovitch, il devient le plus jeune (22 ans) des gardiens de but millionnaires en euros…
Mais revenons à notre amis Dellas, l’homme au poignard, planté entre les omoplates des artistes de Bohème et de Moravie à une seconde de la fin de la prolongation. Il jubilait Dellas, et du Péloponnèse à l’Epire en passant par la Thrace, des millions de ses concitoyens hurlaient aussitôt leur bonheur d’être Grecs à la face du monde – mais plus encore à la face des Turcs voisins dont ils avaient peu goûté la fantastique épopée lors de la dernière coupe du Monde au Japon.
Grands favoris de cet Euro 2004, les Tchèques, en sont pour leurs frais. Ils sont tombés sur un os antique, doué d’un jeu en toc. Car voilà, dotés avec Otto Rehhagel, 65 ans, d’un entraîneur allemand aussi souriant qu’une pierre tombale, ces laids Hellènes-là, sont «disciplinés», miliciens spartiates de la défense sur l’homme.
Ils n’ont pas leur pareil pour faire «déjouer» l’adversaire, comme l’on dit dans le jargon. En clair, ils positionnent leur défense et ils attendent. Marquage individuel sur les attaquants adverses, tacles musclés à la limite de la correction: le onze grec est une cruelle déception pour tous ceux qui espéraient que la finale de cet Euro 2004 se jouerait entre partisans du jeu offensif avec ailiers. Nous revoilà, vingt-cinq ans plus tard, avec une nouvelle version du hideux «catenaccio» transalpin, qui assura quelques heures de gloire à la Squadra Azzura.
Rappelons-nous par exemple de cette Coupe du Monde 1982 remportée par l’Italie, avec un attaquant (Paolo Rossi) et une défense quasi criminelle – avec Gentile, l’homme qui sectionnait les tibias et les péronés quand il ne taclait pas à hauteur de la carotide.
Le seul titre de gloire de ces Grecs, finalement, sera d’avoir réinterprété le «catenaccio» italien grâce à un Allemand; joli symbole d’inter-européanité. Notons au passage que l’exploit n’est pas mince: tempérer des sportifs grecs, il fallait le faire, dans un pays réputé pour son nationalisme à fleur de peau. Et puis, sur un plan plus philosophique, cette percée du football grec est le miroir de la psyché d’une petite nation qui fut grande.
Voilà des siècles que la Grèce n’est plus que l’ombre de la brillantissime civilisation qui essaima de l’Egée vers l’Eurasie. En forçant le trait, on dira tout le gouffre entre les périples messianiques d’Alexandre le Grand jusqu’à l’Oxus, et les gouvernements quémandeurs de subventions communautaires d’aujourd’hui.
Traduit en football, cela donne l’émergence d’une équipe tellement consciente de ses propres limites qu’elle ne parvient à s’imposer qu’en empêchant l’autre de construire. Il faut vraiment être imbécile pour se féliciter de ce triomphe des «sans grade», comme l’on fait quelques commentateurs. Pour la noblesse du jeu, souhaitons, dimanche soir, une victoire des aristocrates lusitaniens du ballon. Eux aussi sont «petits», mais ils ont une autre manière de surmonter ce complexe originel: tout faire pour avoir l’air d’être des grands.