KAPITAL

L’idée lausannoise qui valait 8 millions

Née dans l’ombre de l’EPFL, la start-up Innovative Silicon a convaincu les investisseurs avec sa technologie de mémoire ultra-dense. Portrait.

Pierre Fazan et Serguei Okhonin, 46 ans chacun, sont particulièrement discrets quand ils parlent de leur «idée». Ils ne l’évoquent qu’à mots choisis, en prenant soin de ne pas trop en révéler sur ce qui constitue l’atout principal de leur entreprise, Innovative Silicon, basée au Parc scientifique d’Ecublens. Avec cette idée, les deux associés ont créé leur société, qui a levé 8 millions de francs en «venture capital». «Et nous comptons obtenir encore plus lors d’un prochain tour de table à la fin 2005, dit Pierre Fazan. Cette deuxième tranche de financement devrait permettre à l’entreprise de dégager ses premiers bénéfices.»

Depuis la création d’Innovative Silicon en 2002, les deux chercheurs consacrent toute leur énergie à la réalisation industrielle de cette idée qui, selon eux, doit permettre de réduire de manière substantielle la taille des mémoires informatiques. «Sur un microprocesseur, ce qu’on appelle la « mémoire embarquée » est constitué de millions de transistors, explique Pierre Fazan. Il faut en général six transistors, de la taille de 50 nanomètres, pour constituer un bit (ou un élément de stockage). Avec notre technologie, un seul transistor suffit pour un bit, ce qui permet donc de mettre beaucoup plus de mémoire sur la puce.»

La recherche de fonds n’a pas été facile. «Au début, nous ne voulions pas forcément créer une start-up, raconte Pierre Fazan. Notre idée avait gagné plusieurs prix, dont celui de la meilleure innovation EPFL de l’année 2002 ainsi que celui de la meilleure présentation à la prestigieuse conférence IEEE International SOI Conference de 2003. Nous avons d’abord envisagé de la développer en collaboration avec l’EPFL et une grande entreprise. Mais nous nous sommes finalement rendu compte qu’on faisait fausse route en voulant déléguer le développement de notre technologie.»

La traversée du désert a duré deux ans. «A plusieurs reprises, on était quasiment à court de cash», confie Serguei Okhonin. Mais pour ce chercheur né à Irkoutsk qui a gravi des sommets de 7500 mètres en tant que guide de montagne dans le Pamir, l’abandon à mi-chemin n’était pas une option.

Les deux associés ont multiplié les voyages à l’étranger, notamment au Japon, à Taïwan et aux Etats-Unis, pour convaincre les investisseurs de les financer. Leur start-up ne survivait alors que grâce à un prêt de 100 000 francs de la Fondation pour l’innovation technologique (FIT) et par un don de la part d’une société de semi-conducteurs américaine. «En 2003, nous avons fait en moyenne un voyage par mois aux Etats-Unis, raconte Pierre Fazan. Toujours en classe économique, pour dépenser le moins possible.»

L’implantation dans la pépinière d’entreprises d’Ecublens a joué un rôle positif dans le développement d’Innovative Silicon. «Les coachs du Parc scientifique ont été très utiles, poursuit Pierre Fazan. Ils nous ont aidés à rédiger le business plan et fourni une assistance en matière commerciale, un domaine dans lequel nous avions tout à apprendre. Car nous sommes évidemment, à la base, une équipe technologique.»

La proximité de l’EPFL a également été bénéfique. «Nous avons pu utiliser les laboratoires, et bénéficier d’un premier soutien au niveau de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, l’école nous a mis en contact avec un consultant, André Borschberg, qui nous a aidés dans le processus de création de l’entreprise et de levée de fonds.»

C’est finalement auprès de la société genevoise Index Ventures, avec des participations d’Auriga Partners, de Paris, et du fabricant grenoblois Soitec, qu’Innovative Silicon a bouclé son premier tour de table. Les 8 millions financeront le développement d’Innovative Silicon pendant deux ans. «Nos dépenses consistent en salaires, en licences de logiciels ainsi qu’en dépôts de brevets et frais d’avocats», explique Virginia Picci, experte-comptable américaine, avec dix ans d’expérience dans les multinationales, qui dirige le département «Finance & Administration» d’Innovative Silicon.

L’entreprise est aujourd’hui en phase de démonstration de sa technologie à l’échelle industrielle. Dans ce but, une équipe de professionnels de haut calibre issue de l’industrie a été engagée en début d’année. La start-up lausannoise occupe actuellement 9 personnes dans ses locaux d’Ecublens. «Nous avons prévu un effectif de 75 collaborateurs pour la fin 2008», précise Pierre Fazan. La société sera alors implantée sur trois continents. L’idée est de garder l’entreprise en Suisse, tout en développant la fabrication en Asie, et le marketing aux Etats-Unis. Dans ce domaine, une approche globalisée est nécessaire pour garantir une chance de succès.»

D’autres voyages sont donc à prévoir pour les deux fondateurs. «Nous continuerons à nous déplacer en classe économique, assure Pierre Fazan. Les entrepreneurs qui dépensaient leurs millions en billets de business class, c’était avant l’éclatement de la bulle… On en a tiré des leçons.»

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 24 juin 2004.