Elles en ont assez des stéréotypes qui leur collent aux mèches. Naturellement blondes, elles ont décidé de se teindre en brunes. Voici l’ère des anti-bimbos.
Ce matin-là, Barbara a réussi son petit effet en arrivant à l’agence. Nouvelle tête, nouvelle coupe et surtout nouvelle couleur: des cheveux d’un brun spectaculairement banal, quelque part entre le Banago et le Carambar.
Ses collègues, hébétés, ont d’abord cru à une moumoute façon Uma Thurman dans «Pulp Fiction», un geste de provocation aussi radical que temporaire. Mais ils se sont vite rendus à l’évidence: Barbara, leur rayon de soleil printanier, celle qu’on surnommait ABB à cause de ses origines helvético-suédoises, avait sacrifié sa somptueuse chevelure blonde pour se faire teindre en brunasse.
«Ils m’ont demandé pourquoi j’avais fait ça. J’ai juste répondu que j’avais envie de changer, et je me fous de leur avis.» Les hypothèses les plus sournoises ont alors circulé sur son compte. Automutilation dépressive? Chagrin d’amour? Soumission à un nouveau canon hollywoodien? Quelle sorte de tempête s’était donc déchaînée sous ce casque d’or pour qu’il demande à être bruni?
Depuis la nuit des temps, les blondes ont toujours été chéries, en raison de leur relative rareté sous nos latitudes; et voilà que depuis quelques mois, comme Miss ABB, elles se précipitent dans les salons de coiffure pour réclamer une couleur plus foncée.
«C’est parce que les brunes sont à la mode, explique Monica, coiffeuse chez Damien & Co, au Noga Hilton de Genève. Il y a un retournement de tendance. J’ai moi-même été blonde et j’ai récemment retrouvé ma couleur naturelle.»
Que les fausses blondes reviennent à leur couleur initiale n’a rien de surprenant: au cinéma comme à la TV et dans les jeux vidéo, ce sont désormais les brunettes assumées qui tiennent la vedette. Les nouvelles filles modèles du rock branché, de Brody Armstrong (The Distillers) à Meg White (White Stripes), ont les cheveux foncés, tout comme la quasi-totalité des héroïnes de mangas.
La mode des brunes se vérifie dans tous les magazines de mode. Mais est-elle à ce point impérieuse que les blondes soient contraintes de virer au brun? «La mode n’est pas le seul élément, dit Monica. Il y a sans doute aussi les préjugés anti-blondes qui jouent un rôle.»
Nous y sommes. Depuis le milieu des années 90, les blondes sont devenues les têtes de Turc préférées des faiseurs de blagues. Les plaisanteries qui les font passer pour des idiotes ou des affolées du sexe inondent le web et se répandent de manière virale par e-mail. Ce phénomène perpétue et amplifie une blondo-phobie qui ne date pas d’hier.
«Une blonde s’adapte inconsciemment à ses cheveux, écrivait Milan Kundera en 1978 dans «La Valse aux Adieux». Surtout si cette blonde est une brune qui se fait teindre en jaune. Elle veut être fidèle à sa couleur et se comporte comme un être fragile, une poupée frivole, une créature exclusivement préoccupée de son apparence, et cette créature exige de la tendresse et des services, de la galanterie et une pension alimentaire, elle est incapable de faire quoi que ce soit par elle-même, elle est toute délicatesse au-dehors et toute grossièreté au-dedans. Si les cheveux noirs devenaient une mode universelle, on vivrait nettement mieux en ce monde. Ce serait la réforme sociale la plus utile que l’on ait jamais accomplie.»
Pour certaines blondes, ces préjugés sont devenus carrément insupportables. «C’est parce qu’elles se trouvaient fades que plusieurs clientes m’ont récemment demandé de les teindre en brunes, raconte Carole, du salon L’Alhambra à Genève. J’ai l’impression qu’elles voulaient sortir de l’image de la « pouffe blonde ». Elles avaient envie de quelque chose de plus chaud.»
D’autres fausses brunes ont suivi un parcours plus personnel. «Mes cheveux sont blond scandinave, et j’ai eu envie de les teindre en noir à la suite d’une période assez longue de soucis, raconte Eléonor, mère de famille. C’est mon mari qui m’a fait ma teinture. Mes parents ont été choqués, mais mes amis ont bien aimé. Ils m’ont dit que blonde, j’étais jolie, et qu’en brune, j’étais carrément belle. En tout cas, je me sens bien. Et je viens de réitérer l’expérience.»
Toutes ces transitions capillaires ont été facilitées par le fait que plusieurs célébrités blondes comme les blés transgéniques ont récemment décidé de passer au brun: la comédienne Jennifer Aniston, l’héritière hôtelière Nicky Hilton ou encore la chanteuse Christina Aguilera.
C’est même devenu une technique éprouvée pour faire parler de soi. Madonna l’a expérimentée, notamment en 1989 avec sa vidéo de «Like a Prayer». Jusqu’à cette date, elle était toujours apparue en blonde, tantôt hollywoodienne, atomique, platine, solaire, nordique ou vénitienne. Et puis, pour maximiser la surprise, elle s’est brusquement affichée en brune calabraise extatique. L’opération a si bien marché qu’elle l’a reproduite dix ans plus tard à l’identique avec son clip de «Frozen».
Pareil pour Meg Ryan, stéréotype de la blonde gentille, voire carrément nunuche, qui s’est récemment dévergondée en brune pour le rôle principal de «In the Cut» («Dans la fente», en argot new-yorkais), un thriller sexuel de Jane Campion.
Selon la mythologie de rigueur dans les salons de coiffure, le brunissage de blondes est une opération risquée, qui peut déboucher sur une teinte légèrement verdâtre. Mais les techniques sont aujourd’hui éprouvées. Et quand il réussit, le processus est censé apporter un supplément de caractère aux visages d’anges. «On a plus d’idées que les péroxydées, c’est sûr qu’on en jette plus que les blondinettes: on a plus d’éclat que ces pauvres filles-là», chantait Lio dans «Les brunes comptent pas pour des prunes».
Indifférentes aux beaufs qui leur adressent des blagues éculées («Une blonde teinte en brune? C’est de l’intelligence artificielle»), les néo-brunes préfèrent se définir comme des «anti-bimbos» et jongler avec les paradoxes.
«Qu’est-ce qui fait pleurer les blondes, qu’est-ce qui fait tourner le monde? Qu’est-ce qui fait chanter les brunes, qu’est-ce qui fait changer la lune?», se demandait déjà Sylvie Vartan dans les années 70. Et si c’était simplement le désir de changer de couleur, dans un sens ou dans l’autre, qui était à l’origine de toutes ces teintures et déteintures?
En parlant de son film «Vertigo», dont l’héroïne multipliait les allers et retours entre le brun et le blond, Alfred Hitchcok disait: «J’étais très intrigué par la scène centrale de Vertigo où l’on modifie la couleur des cheveux de la femme; elle avait tellement de points communs avec une scène sexuelle…»
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Une version de cet article a été publiée dans L’Hebdo du jeudi 27 mai 2004.
