Les Genevois n’y croyaient plus. Depuis des décennies, leur magnifique parc des Bastions était affligé d’une buvette indigne, avec sandwiches flexibles en self-service, parasols publicitaires et repas à la chaîne. Cette grande terrasse, l’une des plus prestigieuses de la ville, semblait condamnée à la gestion industrielle, comme si le regard sévère des Réformateurs, à quelques mètres de là, interdisait qu’on y prenne plaisir.
Cela va changer: dès le jeudi 13 mai 2004, les Bastions pourront offrir un service de restauration à la hauteur du cadre. Pierre Muller, magistrat en charge de la gérance immobilière municipale, a engagé une réforme du fermage des dix-neuf cafés et restaurants que possède la ville, de manière à encourager un nivellement par le haut. Plusieurs baux ont été revus. Finis les tenanciers paresseux qui se contentaient d’encaisser leur rente de situation: place à la séduction et au service de qualité.
La terrasse des Bastions a donc été mise au concours, et c’est le dossier de Jean-François Schlemmer, exploitant du café L’Omnibus à la Coulouvrenière, qui a été choisi. Cet ancien photographe pour les magazines Vogue et Glamour entend faire converger vers le fameux kiosque des Bastions toutes les populations du quartier: les employés des banques voisines, les étudiants de l’Université, les badauds de la vieille ville, mais aussi les abonnés du Grand Théâtre et les touristes venus photographier le Mur des Réformateurs. Il sait que ce ne sera pas facile. «Tous ces publics, je devrai les conquérir. C’est pour ça que j’ai imaginé un projet en quatre zones: un restaurant, une crêperie, un café et un espace de vente à l’emporter.»
Tous les budgets devraient y trouver leur compte: pour moins de dix francs, on achètera un en-cas à manger dans le parc; pour quinze, vous aurez droit à une boisson et à une crêpe à déguster sur place; et pour environ 25 francs, le restaurant offrira une formule plat du jour-boisson-café.
Avec, à chaque fois, un soin particulier apporté à la qualité des produits. «J’ai engagé un chef de cuisine plusieurs fois primé ainsi qu’un excellent chef pâtissier et deux crêpiers diplômés de Normandie, indique-t-il. Nous allons organiser des animations spéciales pour la Garden Party des étudiants, pour la Gay Pride et pour la Fête de la musique. Et pendant toute la saison, nous allons faire venir des formations de jazz pour animer la terrasse.»
Nouveauté: le restaurant sera aussi ouvert le soir. Une offre qui devrait notamment séduire les jeunes parents – les endroits où ils peuvent rester à table tout en surveillant leurs enfants sur une place de jeux ne sont pas légion à Genève.
La rénovation n’occasionnera pas de transformation importante du site. Un kiosque à journaux sera peut-être installé dans une aile du bâtiment, mais dans tous les cas, les amateurs d’échecs pourront continuer à jouer avec leurs pièces géantes à l’entrée du parc. «Ils donnent un caractère unique à l’endroit, il faudrait les payer pour ça», plaisante Jean-François Schlemmer.
L’ancien photographe jet-set, habitué de Gstaad et de Saint-Tropez, sait bien que l’affaire des Bastions comporte un risque important: la fréquentation de sa terrasse dépendra beaucoup de la météo, et le projet implique des investissements qui ne pourront pas être rentabilisés sur les cinq ans du bail initial.
«Mais je m’engage dans cette histoire par passion, et je compte sur un renouvellement du bail, dit-il. Si tout va bien, je pourrai peut-être réaliser le double du chiffre d’affaires du gérant précédent. Mais lui, pour limiter les coûts, n’employait que cinq personnes, alors que moi, je dois en salarier plus de vingt… Ce qui revient à dire que je ne me serais jamais lancé dans un projet comme celui-ci si je n’avais pas eu un coup de coeur.»
Avec une terrasse enfin à la hauteur du cadre, le parc des Bastions pourrait rapidement devenir le nouveau centre de gravité de Genève. Ouverture le 13 mai 2004.
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Une version de cet article a été publiée dans L’Hebdo du 22 avril 2004.