- Largeur.com - https://largeur.com -

Le kamikaze du fast-food

«C’est au moment où je suis tombé malade que j’ai senti que je détenais un bon sujet.» Morgan Spurlock était alors en plein tournage. Il avait décidé de prendre tous ses repas chez McDonald’s, chaque matin, midi et soir pendant un mois, et d’en faire le thème de son premier long métrage. Il voulait observer sur sa personne les effets d’une alimentation «100% fast-food» tout en enquêtant sur les habitudes alimentaires des Américains.

Avec sa caméra, il est allé interroger des professionnels de la santé, des spécialistes de la nutrition et des gros mangeurs, et surtout, il a avalé, avalé, avalé. Une sorte de grève de la faim à l’envers.

Pour limiter les risques, il avait demandé à trois médecins de le suivre pendant ces trente jours: un généraliste, un spécialiste du foie et un cardiologue ont observé l’évolution de son corps. Après deux semaines seulement, ils lui conseillaient sérieusement de cesser l’expérience. Le cinéaste risquait d’y laisser sa santé. «J’ai un peu paniqué, j’ai hésité à tout laisser tomber. Et finalement, j’ai décidé de continuer.»

Primé à Sundance Morgan Spurlock ne regrette rien: à la fin de la quatrième semaine, il avait pris 13 kilos, son foie ressemblait à celui d’un ivrogne et son taux de cholestérol avait passé de 1,65 à 2,3 g. Cet homme de 33 ans, ancien danseur, en pleine forme physique avant l’expérience, était devenu fatigué, déprimé. Sa faim réapparaissait une heure après les repas et sa libido affichait calme plat. Mais il savait qu’il détenait sur ses cassettes DV la matière d’un bon documentaire. «Nous avons alors commencé le montage des scènes, et là, j’ai vu que le film fonctionnait.» Spurlock était encore loin d’imaginer à quel point «
Super Size Me
» allait agiter les esprits.

Sa projection au festival de Sundance, où il a gagné le prix du meilleur réalisateur en janvier, a déclenché un bouche-à-oreille phénoménal qui lui épargne aujourd’hui les coûts d’une campagne de pub. Le film ne sortira sur les écrans américains qu’en mai, et déjà, les grands médias vantent son intelligence subversive et son humour ravageur.

«J’ai été très surpris par ce buzz. Les gens sont passionnés par les questions qui touchent à leur nourriture: il y a un vrai désir de changement par rapport à l’alimentation. C’est pour cela que mon film frappe les imaginations et qu’il fait parler de lui.» A un point que le cinéaste n’aurait pas pu soupçonner.

«Samedi dernier, raconte-t-il, j’étais à une soirée où j’ai été présenté à Michael Moore. Il savait qui j’étais et il avait entendu parler de mon film! J’étais sidéré. Je l’admire énormément, et il a tellement influencé mon travail… C’est un honneur pour moi d’être comparé à lui.» Les deux cinéastes partagent en effet la même approche ultra-subjective du documentaire, à mi-chemin entre le one-man-show et le body art.

Là où Michael Moore part fusil à l’épaule se confronter au lobby des armes, Morgan Spurlock ingurgite des hamburgers pour mieux interroger les professionnels de la restauration rapide. Son film n’est pas tendre envers McDonald’s, présenté comme l’unique synonyme de malbouffe. Ne craint-il pas que le géant du fast-food lui colle un procès? «Je ne sais pas: j’ai essayé de les contacter à plusieurs reprises mais ils ont toujours refusé de me parler. Ils ont essayé de me discréditer en prétendant que mon film n’était qu’une grosse blague, que je cherchais juste à attirer l’attention sur moi. J’imagine qu’ils attendent que toute cette agitation se calme et que le public oublie mon film.»

L’idée de «Super Size Me» lui est venue quand il a appris que deux adolescentes intentaient un procès à McDonald’s, responsable selon elles de leur obésité. Spurlock a alors commencé à préparer son tournage, qui lui a coûté au total une centaine de milliers de dollars. Il l’a financé seul, avec les bénéfices d’un concept de jeu initialement diffusé sur le Web, puis vendu à MTV. «C’était le premier jeu en ligne racheté par une chaîne de TV», dit-il avec une certaine fierté. «I bet You Will» proposait aux passants de relever des paris stupides (manger leurs propres cheveux, avaler le contenu d’un bocal de moutarde – toujours la même obsession alimentaire) en échange d’une somme d’argent.

«Ce jeu était peut-être ridicule, mais je ne regrette rien: c’est avec lui que j’ai payé ma dette comique à la société, poursuit-il. A l’époque, je devais accepter n’importe quelle commande pour exercer mon métier. J’ai aussi tourné des clips vidéo et des films publicitaires, notamment pour Sony. Cela m’a permis d’affiner ma technique.»

Aujourd’hui, Morgan Spurlock concentre toute son énergie sur l’exploitation d’abord en salles puis en DVD de Super Size Me. «On m’a déjà proposé de reprendre le même concept pour une émission de TV qui placerait les gens pendant trente jours dans une situation particulière. L’idée m’intéresse. Je ne suis pas un inconditionnel de la Reality TV, mais j’ai l’impression qu’on peut faire beaucoup mieux que ce qui est proposé actuellement. Et surtout beaucoup plus dérangeant.»

——-
«Super Size Me» Sortira sur les écrans romands le 30 juin 2004. Distribution Monopole Pathé.