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Le périple intellectuel de Joëlle Kuntz à travers les frontières

Dans «Adieu à Terminus», la journaliste raconte la fin des frontières de manière alerte et stimulante, en gardant toujours la légèreté d’humeur de la fillette qui s’amusait à sautiller entre France et Suisse.

Comme tout le monde, j’ai vu d’innombrables hôtels Terminus, sans y descendre. Je me suis aussi laissé souvent transporter à un terminus de bus ou de tramway pour me retrouver paumé au milieu de terrains vagues. Mais jamais je n’aurais pensé qu’il avait existé une fois une divinité nommée Terminus chargée de présider au respect des bornes et limites de la Rome héroïque fondée par Romulus en 753 avant J.-C.!

C’est sous le patronage de cette divinité que Joëlle Kuntz a placé son dernier essai dont le sous-titre «Réflexions sur les frontières d’un monde globalisé» est plus explicite mais nettement moins enchanteur.

La fin des bornes, des limites, des frontières, l’affaire mérite que l’on s’y arrête. Joëlle Kuntz le fait de manière alerte et stimulante, en gardant toujours au fil de digressions parfois surprenantes la légèreté d’humeur de la fillette qui s’amusait à sautiller entre France et Suisse sur sa frontière, le Foron, ruisseau des confins genevois:

    Je saute sur les pierres qui font un passage. Un pas à gauche, c’est la Suisse, le monde de la Suisse, la mère, l’école sévère où il faut écrire en script, ne pas arriver en retard; un pas à droite, la France, le beurre moins cher, l’écriture souple et liée dans le cahier scolaire, des cousins, des grands-parents, smala pleine de ragots et d’histoires. En équilibre sur la pierre du milieu, je joue à deviner de quel côté mon corps va tomber…

Heureuse Joëlle que l’histoire ne contraignit jamais à choisir! Elle a pu en toute quiétude cultiver son compatriotisme franco-suisse, tout en l’élargissant au fil de ses découvertes ou de ses amitiés à d’autres territoires immenses par leur passé tel le Portugal ou leur culture comme cette Bucovine naguère flamboyante mais ensevelie aujourd’hui sous les ruines de la Seconde Guerre mondiale.

La frontière se prête à toutes les rêveries, chacun la percevant à sa manière, à moins, bien sûr, de se heurter aux barbelés et miradors dont les régimes communistes se firent une spécialité. Dans «Adieu à Terminus», il en est une qui fait un écho lointain au Foron d’Annemasse, c’est la Porta do Cerco, la porte que les Chinois dressèrent pour isoler Macao, ville portugaise, du continent:

    La Porta do Cerco fut la jointure terrestre minuscule des civilisations occidentale et chinoise. Posée sur l’isthme étroit qui retient l’île au continent, elle est d’abord un mur de pierres, ouvert les jours de marché. Les Chinois l’ont construite en 1573, soixante ans après l’arrivée des Portugais, pour contenir leur sans-gêne, contrôler le trafic des marchandises et en toucher les taxes. La concession qu’ils font à ces étrangers habiles en affaires et bien armés pour les aider à chasser le pirate est accompagnée d’une avertissement écrit en idéogrammes à fronton de la porte: «Craignez notre grandeur et respectez notre vertu.»

Cela marcha pendant cinq longs siècles, chacun craignant et respectant.

Mais tous les partages ne se firent pas aussi simplement. Le dernier que connut l’Europe – décidé et dessiné par les vainqueurs de Hitler à Yalta – ne prit forme que petit à petit quand les peuples concernés découvrirent les uns après les autres qu’ils étaient en deçà ou au-delà du Rideau de fer. Par contre les Amérindiens ne surent pas grand chose du partage négocié loin au-dessus de leurs têtes par les conquérants portugais en espagnols dans une petite bourgade sur les rives du Douro, Tordesillas. En 1494, Christophe Colomb avait juste eu le temps de rentrer des terres nouvelles, ils s’entendirent sur une «ligne de marcation» allant du pôle aux îles du Cap-Vert et donnant à l’Espagne toutes les terres qu’elle découvrirait à 370 lieues du Cap-Vert:

    Une fois décrétée, la ligne est localisée avec un grand soin de précision puisque des expéditions conjointes de savants portugais et espagnols sont envoyées sur les lieux pour vérifier que l’on s’entend bien sur le sens des mots et la justesse de la mesure employée. Ainsi placée dans la boîte à outil de la politique, elle va déterminer la conduite de tous les acteurs. Les signataires d’abord vont en gros la respecter, tandis que ceux auxquels personne n’a rien demandé, Français, Anglais, Hollandais, vont se faire un plaisir de l’ignorer ou d’en détruire la légitimité.

Dans un monde fini dont tout est connu, où chaque pouce de territoire a un propriétaire, la question de la frontière surgit dès qu’il s’agit d’affirmer un droit. Sa perception dépend des situations. Les Etats-nations se sont dotés de frontières national(ist)es rigides que les Rroms narguent, contournent ou violent en raison de leur propre système de valeur :

    Ils ne réclament pas d’Etat, leur frontière est la route. Ils ne demandent rien, sauf de pouvoir continuer à marcher en paix sur le trajet balisé des migrations ancestrales. Rien ? Pour les non-tsiganes qui ont à statuer, c’est demander la lune.

La frontière est un des bas-côtés trop peu questionné de l’humanité. Joëlle Kuntz, elle, en suit avec délectation les contours non seulement sur la terre ferme, mais aussi en mer ou dans les airs. Ainsi le passage du nuage toxique de Tchernobyl, dangereux sur la rive suisse du Foron, inoffensif du côté français, a posé de nouveaux problèmes. Si l’on ne peut plus être libre comme l’air, si l’air que l’on respire est empoisonné, cela pose un problème de souveraineté des Etats et de respect des voisins. Donc de nouvelles limites, discutées dans des forums internationaux comme celui de Kyoto.

De borne en borne, Joëlle Kuntz nous emmène dans un voyage planétaire qui lui permet de faire en quelque sorte un état des lieux avant la généralisation annoncée de la globalisation, de la disparition programmée des limites. Comme l’auteure fait partie de ceux qui disent «Voyager exige une légèreté que je n’ai pas», le périple est intellectuel et nous promène dans la géographie, l’histoire, la philosophie, voire l’économie avec une grâce et un enjouement que ces disciplines ne suscitent que rarement. Et le lecteur, reconnaissant, ne boude pas son plaisir.

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Joëlle Kuntz, «Adieu à Terminus. Réflexions sur les frontières d’un monde globalisé». Paris, Hachette Littératures, 283 pages, 19 euros.