L’édition 99 de la Fête des vignerons déchaîne déjà les passions. Avait-on le droit de moderniser la mélodie nostalgique des armaillis? Liszt et Chopin, eux, ne s’en étaient pas privés.
Le folklore romand n’a jamais suscité beaucoup d’empoignades. On l’entretient avec indifférence, comme on arrose un géranium: en regardant par la fenêtre. Il en va ainsi depuis des décennies. Et voilà qu’une interprétation du fameux ranz des vaches déclenche une avalanche d’indignations à l’occasion de l’ultime Fête des Vignerons du siècle.
Il faut savoir que la Fête des Vignerons se célèbre au rythme mou des générations. 1905, 1927, 1955, 1977, 1999. A chaque fois, les Romands s’y retrouvent autour d’un verre de blanc et d’un spectacle original, avec partition et livret composés spécialement. Vigne, Vaud, vendanges, le patrimoine d’une minorité.
Pièce maîtresse de ce show folklorique, le célébrissime «lyoba» que reprennent en choeur tous les spectateurs. Ce «ranz» («air de berger, chanson pastorale suisse», selon le Petit Robert) appartient à la tradition romande depuis plusieurs siècles et fait encore frémir dans les maisonnées. Son origine exacte se perd dans la nuit des temps gruériens, mais l’on sait que la Fête des vignerons l’intégra dans son spectacle pour la première fois en 1819. Depuis, il en est devenu le clou.
Cette mélodie en mineur fait toute l’attractivité de la manifestation veveysane. Si les spectateurs acceptent de rester assis pendant des heures sur les gradins, c’est souvent dans l’attente de cet instant magique où ils ressentiront le grand frisson patriote: chanter le ranz des vaches en choeur. Lundi dernier, lors de la première représentation de la Fête 99, près de 16000 spectateurs s’étaient déplacés. Mais au moment où retentit la première mesure, patatra, ils entendirent des sonorités contemporaines mélangées au «lyoba, lyo-oba».
Dans ce réarrangement, les mélomanes ont pu reconnaître un hommage à la partition du film «Psycho», composée par Bernard Herrmann. Les amateurs de rap ont peut-être pensé au «Gimme Some More» de Busta Rhymes. Mais la plupart des spectateurs ont été désarçonnés. Etait-il vraiment nécessaire de réarranger ce symbole ethnomusical romand?
Depuis la première représentation, on ne parle que de ça. La nouvelle interprétation du ranz des vaches est devenue un motif de discorde national. Les anciens crient au scandale, les modernes défendent l’ouverture. A-t-on le droit d’adapter une telle tradition au risque de décevoir une majorité de spectateurs qui, comme ils le rappellent, ont payé leurs billets?
Un détour historique s’impose ici. Les deux compositeurs incriminés, Michel Hostettler et Jost Meier, ne sont pas les premiers à oser toucher au «lyoba». Des musiciens comme Berlioz, Liszt, Schumann ou même Chopin l’avaient déjà intégré dans leurs compositions sans que quiconque ne s’en offusque.
Depuis le XVIIIe siècle, ce motif musical appartient au patrimoine occidental. Sa charge évocatrice, sa langueur nostalgique ont fortement influencé les préromantiques et l’ont fait connaître dans toute l’Europe. Une partition de 1828 a été même retrouvée à Londres par Serge Metraux: elle portait le titre «Home Sweet Home, or the Ranz des vaches».
Partout, ce «sol, mi, sol, fa, ré… do, mi, sol, ré» résonne comme l’appel du pays. Pendant des siècles, la mélodie des vaches s’est transmise de génération en génération, franchissant les frontières. Plusieurs textes différents lui ont été associés. A l’origine, le ranz était utilisé par les armaillis de Gruyère et codifiait l’entretien du bétail. C’est seulement en 1813 que le doyen Bridel prit la peine d’en imprimer la partition. Le refrain «yôba por ario» signifie «appelle le bétail pour traire».
On dit que le ranz des vaches était interdit à Versailles sous le prétexte qu’il donnait le mal du pays aux gardes suisses. Trois siècles plus tard, une étrange sensation s’empare des spectateurs de la Fête des vignerons: serait-ce la nostalgie d’une mélodie qui évoquait si bien la nostalgie et qui ne l’évoque plus?
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Télévision: «Thema: la Fête des vignerons», en direct sur Arte le dimanche 15 août 1999 à 20h45.
Expo: «Lyoba, le ranz des vaches», au Musée gruérien de Bulle, jusqu’au 3 octobre 1999. Tél: (+41 26) 912 72 60.
Livre: «Le ranz des vaches», de Guy Serge Metraux, éditions 24 Heures, SFr. 49.-
Site: Lyoba.ch
