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Le système qui peut faire gagner John Kerry

Contrairement à la Suisse, la démocratie étasunienne peut réserver d’excellentes surprises. Elle a fait émerger en quelques semaines un candidat capable d’écraser George W. Bush. Voici comment.

Fascinante Amérique! Elle qui depuis quatre trop longues années présentait au monde sa face la plus obscure vient de nous administrer en l’espace de quelques semaines une magnifique leçon de démocratie. En sortant comme par enchantement de son chapeau un joker inattendu pour barrer la route à l’odieuse suffisance bushienne.

En réalité, la magie n’a rien à voir dans l’affaire, c’est le système politique étasunien qui prouve une fois de plus son extraordinaire adéquation à la conduite d’une grande nation composite, contradictoire, contrastée. Un puzzle construit par une histoire difficile dont les pièces ne tiendraient pas une minute ensemble sans les institutions mises sur pied à la fin du XVIIIe siècle par des hommes politiques inspirés par les Lumières.

C’est peut-être parce que ces hommes ne partageaient pas les mêmes idéaux — les uns étaient de farouches conservateurs, les autres des libéraux ou de doux utopistes — que le système, loin de se désagréger au fil du temps, se renforce. Et répond aux attentes de sociétés fort diverses.

Car l’Amérique d’aujourd’hui, une Amérique jamais encline à cultiver l’histoire ni à se tourner vers le passé, n’a plus grand chose à voir avec celle des pères fondateurs. L’élément déterminant de cette stabilité institutionnelle et de sa formidable capacité de renouvellement réside avant tout dans la force respective des trois pouvoirs — l’exécutif, le législatif et le judiciaire — qui, grâce à leur autonomie, parviennent toujours à placer des garde-fous contre les tendances suicidaires inhérentes à n’importe quel corps social.

En ce sens, la démocratie suisse a raté sa copie. Les radicaux de 1848, peut-être usés par la longueur (plus d’un demi-siècle) de leur course au pouvoir, n’ont pas osé suivre jusqu’au bout le modèle américain. Ils ont décapité le pouvoir exécutif pour le remplacer par une hydre à sept têtes incapable de décider. Et, surtout, refusant de donner au pays un pouvoir judiciaire fort — une Cour constitutionnelle –, ils ont fait de la constitution un simple règlement de conduite dans lequel on trouve tout et n’importe quoi.

Moralité? La sclérose a rapidement bloqué tous les centres de décision et notre Etat, impossible par définition à réformer, est voué à crever étouffé sous le poids d’une législation tentaculaire et impuissante dont seule l’intégration européenne parviendra à nous débarrasser. J’y vois pour ma part la principale raison du refus d’Europe chez nos élites politiques.

Mais la Suisse n’est qu’un fétu dans l’immensité d’un monde dominé et gouverné par les Etats-Unis. Ce qui se passe à Washington compte plus dans notre vie quotidienne que ce qui discute à Berne. C’est pourquoi l’heureuse perspective de voir John Kerry flanquer une solide correction au clan Bush et à l’extrême-droite étasunienne, lui faire avaler ses tendances putschistes (n’oublions jamais les magouilles floridiennes!), renvoyer les fondamentalistes religieux dans leurs églises et les néo-conservateurs dans leurs universités, doit être célébrée chez nous aussi avec délectation.

John Kerry n’est pas un homme de gauche et c’est sa chance: les Etats-Unis ne peuvent être gouvernés avec efficacité qu’au centre. On l’a vu avec les Reagan et les Bush: dès que le navire penche trop d’un côté, il tangue. Or le moindre mouvement de cette immense machine à dominer a des conséquences dramatiques partout dans le monde.

Il n’est pas encore élu? Certes, la lutte sera dure et ses adversaires, que leur christianisme de pacotille n’a jamais rendus moraux, ne vont pas hésiter à recourir au sordide pour le démolir. N’empêche, Kerry part avec un double avantage.

Pour commencer les démocrates sont restés majoritaires dans le pays. A la dernière élection, ils n’ont perdu qu’à cause du mode de désignation des grands électeurs. Ensuite, tel qu’on l’a vu ces dernières semaines, Kerry n’aura aucune peine à dégager un charisme populaire tel que son intensité fera apparaître la vraie nature de G.W. Bush, celle d’un imposteur, d’un menteur, d’un misérable loser.