CULTURE

«Nathalie», un thriller érotique et chaste

Une femme en engage une autre pour coucher avec son mari. Dans «Nathalie», tout repose sur la puissance du verbe et le jeu subtil des apparences.

Comme dans un film noir des années quarante, «Nathalie» raconte l’histoire d’une manipulation, avec détective, femme fatale et victime. Sauf qu’ici, les rôles changent en cours de film: la victime peut être détective, le détective devenir femme fatale et la femme fatale se révéler l’homme de l’affaire.

Un jour, Catherine (Fanny Ardant) découvre que son mari Bernard (Gérard Depardieu) la trompe. Occasionnellement? Régulièrement? Des aventures sans lendemain? Des liaisons qui durent? Lui prétend l’aimer encore et l’assure que ses escapades ne comptent pas. Doit-elle le croire?

Au lieu de tomber en dépression ou d’accepter la fatalité de l’usure conjugale, cette grande bourgeoise, gynécologue de métier (détail un peu lourd pour signifier son désir de contrôle sur la sexualité) va oser un marché extravagant: engager une entraîneuse, Marlene (Emmanuelle Béart), pour séduire son mari et lui faire raconter ensuite tous détails de leur relation. Ainsi saura-t-elle ce que l’homme qu’elle aime exige des autres alors qu’ils ne font plus l’amour ensemble depuis longtemps.

Mais avant toute chose, Catherine va rebaptiser Marlene, prénom trop codifié, en Nathalie. C’est par le verbe, et plus encore l’acte de nommer, que prend corps cette aventure érotique.

C’est par le verbe, surtout, que naît la troisième femme du film: un personnage de fiction créé de toutes pièces par Catherine — auteure et spectatrice de cette drôle de partition — et Marlene, actrice et metteure en scène des récits érotiques qu’elle relate à sa «cliente». Comme dans une pièce de Marivaux, les personnages avancent masqués. Ici, tout n’est qu’apparence, mensonge et illusion. Ou peut-être pas.

Le dispositif de ce sixième film d’Anne Fontaine (qui avait déjà réalisé «Nettoyage à sec» et «Comment j’ai tué mon père») s’avère assez simple. Nathalie parle et Catherine écoute. La jeune femme relate avec une tranquille cruauté le désir qu’elle inspire à Bernard, ce qu’ils font ensemble dans les chambres d’hôtel, ce qu’il lui dit dans l’amour et ce qu’il lui a promis dans un proche avenir. Elle peut même raconter qu’elle a joui. «Nathalie évidemment, pas Marlene puisqu’elle fait son travail», précise la prostituée.

Pour l’épouse comme pour l’entraîneuse, Nathalie est un fantasme, la femme qu’elle rêve d’être, le dépositaire de leurs désirs les plus secrets. Mais c’est aussi leur lien.

Entre la gynécologue et la prostituée — qui, on le verra plus tard, est aussi esthéticienne et aspire à redevenir étudiante — se noue une relations très forte, une sorte de complicité sensuelle à laquelle les deux femmes deviennent peu à peu dépendantes. Leurs rendez-vous d’ailleurs s’intensifient, échappant toujours davantage au rituel qu’elles s’étaient fixé. Comme chez Hitchcock ou Bergman, il faut se méfier des femmes à priori très différentes, car ce sont souvent les mêmes: Marlene est le double de Catherine. Leur attraction, sans résolution physique malgré une certaine ambiguïté, vient autant de leur dissemblance que de leur gémellité.

Des scènes sexuelles dont Emmanuelle Béart fait un récit détaillé, on ne voit rien, sinon l’impact sur le visage de Fanny Ardant, parfois troublée, blessée, agacée, interloquée, moqueuse, rêveuse ou comblée par procuration. Pour Anne Fontaine, comme pour Sade, l’organe de la jouissance n’est pas le sexe, ni même le regard, c’est la parole. L’extase est exclusivement verbale. Dans jouir, il y a ouïr.

«Nathalie» n’est donc pas un film physique ou charnel, mais profondément cérébral. A l’image de sa mise en scène épurée et symétrique, où l’ellipse tient lieu de moteur et le fondu au noir, souvent à l’intérieur d’une même scène, d’évanouissement textuel. Anne Fontaine n’est pas loin d’une certaine abstraction japonaise: nous sommes ici dans le monde des signes, opaques et réversibles.

Ainsi, ce qui s’annonçait comme un vaudeville très XIXe siècle se transforme en comédie cruelle du XVIIIe. Si on peut regretter la fin un peu trop prévisible de «Nathalie», le manque de soin porté aux personnages secondaires et sa résolution par trop XVIe arrondissement (Anne Fontaine finit par lâcher la pute au profit de la bourgeoise) le film n’en reste pas moins une approche originale et troublante de la sexualité féminine.

La parole étant au cœur du petit théâtre imaginé par Anne Fontaine et son scénariste Jacques Fieschi, il n’est pas étonnant que le choix des actrices se soit porté sur Fanny Ardant et Emmanuelle Béart, deux corps antagonistes, deux visages aussi, mais deux voix assez proches dans leur tessiture. Leur chant se mêlent à la perfection, aidé par une partition musicale de Michael Nyman qui renforce l’aspect hypnotique de ce récit à tiroirs, glacé dessus, incandescent dessous.