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Mai 68 pour l’amour du cinéma et les jeux érotiques

Que reste-t-il de Mai 68? Bernardo Bertolucci répond en parfumeur: une flagrance légère, presqu’enfantine, un mélange d’alcool, de pétard, de sommeil éperdu, de printemps frais et tonique, et une belle odeur de cinéma dont on se souviendra toute sa vie. Même s’il se situe au cœur de mai et en plein quartier latin, «Innocents» («The Dreamers») n’est pas un film politique, pas plus qu’une reconstitution historique fidèle.

L’approche des événements reste délibérément artificielle, superficielle, voire kitsch. La rue est un décor et les manifs qui s’y déroulent des défilés de figurants. Ce qui intéresse Bertolucci, ce n’est pas l’histoire collective mais son incidence sur l’intime.

Le film s’ouvre pourtant sur une scène collective: la révolte du tout cinéma contre l’expulsion d’Henri Langlois, directeur de la Cinémathèque. Les documents d’actualités se mêlent à des scènes tournées par Bertolucci. L’effet est curieux, à la fois potache et très émouvant. C’est là, aux côtés des deux Jean-Pierre, Léaud et Kalfon, qu’apparaissent les personnages principaux.

Isabelle (Eva Green, la fille de Marlène Jobert) et son frère Théo (Louis Garrel, fils de Philippe), qui entretiennent une relation fusionnelle, rencontrent un jeune étudiant américain nommé Matthew (Michael Pitt, découvert dans «Bully,» de Larry Clark). Après le départ de leurs parents en vacances, les jumeaux entraînent leur nouvel ami dans des jeux sexuels indissociables de leur amour du cinéma.

S’il enferme par la suite le trio dans un splendide appartement haussmanien, écho de celui hanté par Marlon Brando et Maria Schneider dans «Le dernier tango à Paris», le cinéaste n’en poursuit pas moins son jeu des correspondances entre la vie et le cinéma.

Rythmé d’extraits de films cultes (Jean Seberg vendant le Herald Tribune dans «A bout de souffle», le suicide de Mouchette, la danse gorille de «Blonde Venus», Garbo dans «La Reine Christine»), de débats codés (Buster Keaton est-il plus drôle que Chaplin? le cinéma est-il une activité de voyeurs?), de défis (visiter le Louvre en moins de 9 minutes 45 secondes afin de battre le record du trio de «Bande à part» de Jean-Luc Godard), de gages érotiques, le film joue sur une cinéphilie aussi naïve que ludique, plus sensuelle que savante. C’est un des plaisirs d’«Innocents» que de reconnaître et d’identifier les extraits de films, mais aussi de chansons, la B.O. — sympa mais paresseuse — étant constituée de quelques standards français (Piaf, Trenet, François Hardy) et américains des années 60.

Mais «Innocents» ne se contente pas de rendre hommage au cinéma aimé, essentiellement celui des années 30 et de la Nouvelle Vague. Il accueille également à peu près toutes les grandes obsessions du cinéaste italien: la tentation incestueuse («La Luna»), le huis clos charnel («Le dernier tango à Paris») ou spirituel («Le dernier Empereur»), l’élan transgressif suivi du repli («Le Conformiste»), la quête de la beauté et de l’harmonie («Un thé au Sahara», «Little Buddha», «Beauté volée»), la tentation des personnages à mettre leur vie en scène, à préférer la légende à l’histoire et l’imaginaire au réel.

Pour échapper au chaos, Théo, Isabelle et Matthew recréent ainsi un monde magique proche de l’enfance — barboter des heures dans un bain, jouer au docteur, se serrer sous une tente au milieu du salon, dormir ensemble, faire des expériences culinaires, jouer toute la journée à s’aimer. Ils pensent que cette attitude régressive les protège des laideurs de la vraie vie. Peut-être même est-ce là le grand fantasme bertoluccien: échapper à l’Histoire pour réinventer l’Eden.

Le cinéma pourrait être ce Paradis. Le cinéma comme art de montrer les femmes, de les transfigurer, de les fétichiser aussi. A l’image de la plus surprenante des scènes du film, celle où Eva Green apparaît dans l’embrasure de la porte comme une nouvelle Vénus de Milo, ses longs gants noirs à la Gilda sur fond de pénombre donnant l’impression qu’elle a les bras coupés.

La thèse de Bertolucci est simple: s’il y a eu une Révolution en mai 68 c’est celle de la cinéphilie et de sa composante érotique. Bertolucci, qui était à Paris au moment des événements, n’a pas vraiment perdu la mémoire des soulèvements d’hier, il ne les renie pas d’avantage, mais il s’en souvient via sa chambre à coucher, par la mémoire du corps plutôt que de la tête. A l’image de son trio d’innocents ou de rêveurs («Dreamers» en anglais) sur lequel repose tout le film. Il fallait donc des acteurs à la hauteur de cette ambition. Ils le sont.

Pour sa première apparition à l’écran, Eva Green crée une petite Amazone rive gauche pleine de fantaisie et de bluff, qui se rêve Dietrich mais dort sagement dans sa chambre de jeune fille alors que Louis Garrel donne à son personnage de dandy intransigeant et doctrinaire une belle ardeur romantique. Quant à Michael Pitt, il incarne avec une sensualité à la fois juvénile et voyou l’Américain fasciné par la mythologie et la décadence du vieux monde.

Ensemble, ils forment un trio très désirable à la nudité toujours pudique. Bertolucci les filme sans nostalgie — ce n’est pas le regard d’un vieux cochon sur la jeunesse — comme des enfants en train de découvrir leur plus beau jouet, la sexualité. «Innocents» est le film des premières fois: première révolution, premier amour, première jouissance.