KAPITAL

L’Agefi en guerre contre Le Temps

Le quotidien économique envisage de traîner son concurrent genevois en justice. A l’origine de l’affaire, un article jugé déloyal qui lui a fait perdre 5% à la bourse suisse.

Dans les entreprises cotées en bourse, les démissions en bloc et les mésententes au sein de la direction ne sont jamais commentées. On ne saura donc pas les raisons qui ont poussé Pierre Veya et Emmanuel Garessus, respectivement rédacteur en chef et directeur de la rédaction de l’Agefi, à annoncer leur démission commune et simultanée le 9 janvier.

Après 21 ans passés au sein du quotidien des affaires, Emmanuel Garessus ne cache cependant pas son émotion: «J’ai décidé qu’à 46 ans, c’est le dernier moment pour entreprendre quelque chose de nouveau. J’ai un projet et je vais prendre un peu de temps pour tenter ma chance dans la création d’entreprise.» Pierre Veya n’a pas encore d’idée précise pour la suite: «Tout est ouvert et je n’exclus pas d’essayer quelque chose en dehors du secteur de la presse.»

Ces départs mettent Alain Fabarez, directeur de l’Agefi, dans une position délicate, à quelques semaines du lancement de la nouvelle formule de son journal (lire ci-après). Mais ce qui l’énerve plus que tout, c’est l’article publié le 16 janvier par son concurrent Le Temps, qui laisse entendre que ces deux départs seraient liés à une situation de crise au sein du journal économique.

L’article met notamment en doute le tirage réel de l’Agefi (qui ne se soumet pas à l’audit officiel de la REMP) et surtout, la valeur de la société qui s’élèverait, selon Le Temps, à moins de 7 millions, alors que sa capitalisation boursière atteint 32,8 millions. Suite à la publication de ce papier, le titre Agefi a perdu 5% à la bourse suisse. Colère d’Alain Fabarez: «Cet article est un tissu de mensonge et il s’agit là d’une démarche orchestrée pour nous nuire. Le Temps s’attaque à son seul véritable concurrent afin de l’affaiblir, et cela de manière complètement déloyale. Je voulais d’abord répondre par un éditorial le lendemain, mais les affirmations sont suffisamment graves pour que nous envisagions d’attaquer Le Temps en justice.»

Selon un spécialiste du droit des médias, «mettre en doute les tirages et la capitalisation d’un autre journal constitue en effet une infraction de l’article 3a de la loi sur la concurrence déloyale». La peine infligée s’élève alors à la hauteur de la perte entraînée. «Le titre ayant perdu 5% sur une capitalisation de 33 millions, Le Temps risque de devoir s’acquitter d’une compensation s’élevant à 1,7 millions de francs», poursuit le spécialiste.

La direction du Temps défend sa position. «Concernant la valeur du groupe, l’article cite une source fiable, bien qu’anonyme, dit Eric Hoesli, directeur du quotidien genevois. Et concernant le tirage, nous estimons que l’Agefi a certainement des choses à cacher, sinon les chiffres seraient audités dans les règles. La nervosité d’Alain Fabarez est logique: son journal traverse une crise sérieuse.»

En toile de fond, une autre affaire divise les deux quotidiens. L’Agefi a en effet déposé un recours auprès de la Commission de la concurrence, afin de s’opposer à l’entrée massive en juin dernier du groupe Ringier au sein du capital du Temps, au côté d’Edipresse. «Cette association des deux grands éditeurs au sein d’un même journal diminue clairement la concurrence en Suisse romande, estime Alain Fabarez. Il est évident que notre recours n’arrange pas les petites affaires des éditeurs du Temps.»

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Alain Fabarez, CEO et actionnaire principal du groupe Agefi, qu’allez-vous faire de ce journal soudainement décapité?

Le journalisme reste mon métier et j’assurerai l’intérim jusqu’à ce que s’organise la succession. J’ai déjà reçu une dizaine de dossiers et je suis confiant. Je souhaite bonne chance à mes deux anciens collaborateurs avec lesquels je reste en bons termes.

Regrettez-vous ces départs?

Oui et non. Je ne les ai pas suscités et je n’ai aucun reproche à faire. En même temps, je pense que cela nous offre une opportunité pour un nouveau départ, une occasion de briser le ronron qui s’est installé dans la rédaction. La nouvelle formule – que les démissionnaires soutenaient d’ailleurs totalement – nous y aidera aussi.

Cette nouvelle formule a été reportée. Quand va-t-elle finalement voir le jour?

Elle était prévue pour mars 2003 mais la mauvaise conjoncture publicitaire nous a contraints à renoncer. Nous la lancerons au printemps. L’Agefi passera à 2 cahiers séparés: actualité et finance. La nouveauté sera aussi visuelle car il y aura des photos et des illustrations.

Comment s’annonce l’année 2004 pour l’entreprise?

En 2003, nous avons fait un résultat plus faible que prévu mais convenable compte tenu de la conjoncture difficile dans la presse. Cette année se présente beaucoup mieux: la publicité a déjà progressé de 10% sur les 15 premiers jours de l’année. C’est particulièrement important pour nous car la pub représente 70 à 80% de nos revenus. La nouvelle formule nous aidera aussi à doper ces chiffres.

On dit que vous voulez vendre…

[Rires…]. On me répète cette rumeur depuis que j’ai pris le contrôle financier du groupe en 1992! C’est complètement crétin. Je ne suis en discussion avec personne et je suis très heureux dans mon travail. Je vendrai un jour l’Agefi mais je n’en ai pas envie maintenant.

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Une version de cet article a été publiée dans L’Hebdo du 22 janvier 2004.