Washington fait maintenant pression sur les pays arabes afin qu’ils s’attaquent à leur système éducatif, considéré comme la principale cause des attentats du 11 septembre 2001. Réactions violentes en Jordanie.
«Les Etats-Unis déclarent la guerre aux programmes d’enseignement…», «… la sionisation de l’enseignement…» C’est en ces termes que la presse jordanienne d’opposition, islamiste ou de gauche, a accueilli l’annonce, la semaine dernière, d’un projet gouvernemental de réforme des programmes d’enseignement public. Officiellement destiné à modifier le contenu des manuels scolaires par la mise en exergue des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme, ce projet visera notamment à supprimer tout appel au jihad et à toute autre référence coranique à la violence.
Les déclarations embarrassées du ministère de l’éducation selon lesquelles il s’agissait là d’un projet mûri depuis très longue date, en dehors de toute pression extérieure, n’ont pas convaincu la rue jordanienne. Pire encore, sa subtile distinction entre «terrorisme aveugle» et «résistance légitime», destinée à ne pas délégitimer l’Intifada al-aksa en Cisjordanie et à Gaza, n’a fait que jeter de l’huile sur le feu.
Les principaux quotidiens, y compris pro-gouvernementaux, ont noté dans leurs éditoriaux la fâcheuse coïncidence entre l’annonce du projet gouvernemental et les fortes pressions exercées depuis quelques semaines par l’administration américaine sur les pays arabes afin qu’ils s’attaquent en profondeur à leur système éducatif, considéré comme la principale cause des attentats du 11 septembre 2001. Et ces journaux de relever que la Jordanie n’est pas la seule à avoir réagi à l’oukase de l’Oncle Sam. Quelques semaines auparavant, les pays du Golfe dont étaient originaires la majorité des auteurs de ces attentats, avaient eux aussi pris des mesures similaires.
Les Palestiniens des territoires occupés ont été parmi les premiers concernés. Soumis à de telles pressions depuis le début de l’Intifada en septembre 2000, ils n’ont pas encore réussi à satisfaire les exigences américaines. Les Etats-Unis ont feint d’ignorer que les programmes d’enseignement palestiniens sont encore en majorité calqués sur ceux des pays arabes voisins, soit l’Egypte et la Jordanie, et ils ont décidé, il y a une dizaine de jours, d’étendre leurs pressions «anti-terroristes» à l’assistance au développement. Ainsi, toute ONG désirant recevoir une aide financière de l’USAID, l’agence de coopération américain, devra signer un document par lequel elle s’engage à ne pas coopérer à des projets dans lesquels des factions palestiniennes désignées comme terroristes, telles le Hamas, seraient engagées.
Et si les Etats-Unis s’adonnaient au même type de pressions en Jordanie? Il n’en fallait pas plus pour que le sujet, si sensible, de l’influence américaine ne revienne au centre des discussions qui agitent les quartiers populaires d’Amman.
Il ne s’agit plus seulement de stigmatiser la collusion politique et militaire — évidente lors du dernier conflit irakien — du pouvoir jordanien avec les Etats-Unis. L’heure est à empêcher le rouleau compresseur américain d’écraser la souveraineté jordanienne. «Ils ont déjà ridiculisé Saddam, isolé Arafat et transformé Kadhafi en garçon de chœur tout en permettant au criminel Sharon de multiplier ses méfaits en Palestine… Et maintenant? Il nous faut les arrêter» nous lançait la semaine dernière avec défi un employé de la mairie d’Amman affilié au Front d’action islamique, la principale instance d’opposition représentée au parlement jordanien.
Le domaine de l’éducation constitue de surcroît un terreau fertile pour les opposants islamistes au régime hachémite. Car à travers l’éducation, ce sont les valeurs morales de tradition coranique, auxquelles les Jordaniens, dans leur grande majorité restent attachés, qui se trouvent menacées. La défense de l’identité culturelle jordanienne est aussi reprise en cœur par les partis d’opposition laïcs sur le mode de la résistance contre les tentatives de normalisation avec Israël.
Dans leur perspective, renoncer à la notion de Jihad dans le contexte politique régional actuel serait légitimer les occupations étrangères de la Palestine et de l’Irak, et admettre l’asservissement général de la région au couple américano-israélien. Comme le résume l’hebdomadaire Al Wahda (l’Unité) du parti arabe socialiste Baath dans son dernier numéro, «oui au dialogue avec l’Ouest et oui à la modernisation et à la laïcisation et de l’enseignement… Mais non à l’importation d’idées subversives (…) visant à transformer la Jordanie et le monde arabe en un champ propice à l’expansion israélienne.»
Faut-il voir dans toute cette agitation une quelconque menace à la stabilité politique de la Jordanie? Ce scénario-catastrophe ne devrait pas voir le jour de sitôt.
Rompues à l’art d’accommoder le tout et son contraire, les autorités jordaniennes sauront sans nul doute faire passer le projet de loi en question en le drapant du triple voile de la nécessaire modernité technologique, de la préservation des valeurs islamiques traditionnelles et de la promotion des intérêts vitaux de la nation arabe. Les opposants de tout poil au régime ne se formaliseront pas de cet énième tour de passe-passe.
La véritable guerre de l’enseignement, ils ne le savent que trop, se déroulera davantage dans les salles de classe, au contact entre les élèves et leurs instituteurs, en général très politisés, que dans les coulisses du pouvoir.
