CULTURE

Le triomphe discret de «Lost In Translation»

La comédie radieuse et mélancolique de Sofia Coppola enchante un très large public, des deux côtés de l’Atlantique. Retour sur les raisons d’un succès.

On l’a dit, Sofia Coppola, 32 ans, a tout pour elle. Un papa, Francis Ford, qui l’adore; un bientôt ex-mari, Spike Jonze, avec lequel elle a formé un couple princier de cinéastes; un frère, Roman, qui l’accompagne partout; une amie d’enfance, Zoe Cassavetes, avec qui elle a animé un show télévisé à succès; une autre, Stéphanie Hayman, avec laquelle elle a créé une griffe de vêtements qui suffirait à la faire vivre jusqu’à la fin de ses jours; des amis prestigieux dans la mode, la photographie, la musique et le design, autant de secteurs auxquels elle a elle-même touché, avec talent.

Comme souvent les filles riches, belles et intelligentes — pensons également aux sœurs Bruni –, Sofia Coppola a traîné comme un boulet en or son dilettantisme inquiet de fille bien née jusqu’au jour où elle a trouvé sa voie. C’est la même que celle de son père, certes, mais cela n’a aucune importance. Son cinéma à elle est aussi intimiste et doux-amer que celui de son père est épique et frontal. Musique de chambre contre orchestre symphonique.

Après son premier long métrage, l’excellent «Virgin Suicides», elle persiste dans la tonalité mélancolique avec «Lost in Translation», comédie romantique subtile, loufoque et chaste, comme en apesanteur, qui fait une belle carrière commerciale aux Etats-Unis — le film a déjà rapporté 30 millions de dollars alors qu’il en a coûté quatre.

Une grande partie de «Lost in Translation» se déroule entre les murs du Park Hyatt de Tokyo, un palace de cinquante étages, doté d’un bar international panoramique ouvrant sur les splendeurs futuristes de la capitale nippone. C’est là qu’est descendu pour quelques jours Bob Harris (génial Bill Murray, Droopy à souhait, pour qui le film a été écrit), star sur le retour venue tourner pour 2 millions de dollars une pub pour une marque de whisky. Se sentant coupable d’être un mauvais mari, un père absent et un acteur sans ambition, il vit sa crise de la cinquantaine les yeux rivés au fond de son verre d’alcool.

Tout le début de «Lost in Translation» est une suite de gags où le corps burlesque de Bill Murray est livré aux affres d’un environnement hostile: méconnaissance absolue de la langue et des signes japonais, objets domestiques mal ajustés (une douche placée trop bas qui fait de lui un Gulliver parmi les lilliputiens), omniprésence d’une technologie envahissante etc. Le «Play Time» de Jacques Tati n’est pas très loin.

C’est dans cet hôtel luxueux que Bob rencontre Charlotte (Scarlett Johansson, d’une belle présence évanescente), 25 ans, venue accompagner son mari, fringant photographe à l’agenda surbooké. La jeune femme, philosophe de formation, s’ennuie dans cette ville qui la rejette sans l’exclure. Un regard échangé dans l’ascenseur suffit à sceller la solitudes des deux Américains.

La fusion opère d’autant mieux que Bob et Charlotte sont farouches, réservés et ironiques. Qu’ils n’attendent rien, ni de la vie, ni de l’autre, mais qu’ils sont d’une disponibilité absolue, d’une vacance presqu’enfantine quand ils s’adonnent au karaoké — splendide scène qui bascule du ridicule au sublime — ou qu’ils passent la nuit à boire du saké en regardant «La Dolce Vita» de Fellini à la télévision.

Leur attraction est d’abord régie par le décalage horaire, dont Sofia Coppola restitue à merveille l’arythmie, l’effet diffus, ouaté, flottant. La réalisatrice abolit tout repère spatio-temporel: l’hôtel semble changer de proportion en fonction de l’état somnambulique de ses clients; Tokyo apparaît comme une jungle de néons, une fourmilière qui ne dort jamais, une mégapole d’une étrangeté absolue, à la fois inquiétante et protectrice, mais de plus en plus amicale au fur et à mesure que les deux «jet-lagués» l’explorent à deux.

Qu’est-ce qui lie Bob et Charlotte? S’aiment-ils, s’aimantent-ils, se reconnaissent-ils au-delà des générations ou s’aident-ils simplement dans leur mal de vivre? Sofia Coppola n’en dit rien, pas plus qu’elle ne montre d’empressement à réunir ses deux personnages.

C’est là la beauté de son film, parfois proche de «In The Mood For Love» dans sa captation de l’instant, son aptitude à étirer le présent jusqu’au lendemain, sa manière de raconter par la musique (la B.O. est somptueuse) quelque chose en train d’arriver, quelque chose d’aussi impalpable que nécessaire, d’innocent que fugace, mais dont on ignore la nature.

«Lost in Translation» est habité par la grâce. Chaque plan comprend sa petite épiphanie, y compris le plan d’ouverture — une paire de fesses en train de dormir — qui installe le climat du film, mélange de fatigue, de blues et d’humour. Sofia Coppola excelle dans l’art de créer de la substance à partir de petits riens, de détails d’une justesse inouïe, de déplacements inattendus, de frustrations sans tensions et de promesses sans déclaration. Un film d’une grande douceur insomniaque.