Cela se passe à Genève à l’été 2000. Trois musiciens descendent les escaliers d’un obscur studio d’enregistrement. Dave branche un ordinateur, Felix allume un synthé et Miss Kittin empoigne un micro.
Ces trois-là se connaissent encore mal mais il sentent qu’une drôle d’électricité créatrice passe entre eux. En quelques heures, ils inventent un style totalement neuf qui va marquer l’histoire de la musique électronique. Leurs morceaux vont rapidement envahir les clubs et les défilés de mode de New York jusqu’à Tokyo.
Comment un tel événement musical a-t-il pu se produire dans ce sous-sol de la Jonction? Il y a, c’est vrai, l’élément Miss Kittin. Depuis ses débuts à Genève, la chanteuse-DJ est devenue une icône de la scène internationale grâce à sa voix détachée, son attitude rétro-80 et ses mixes inspirés.
Il y a aussi le flair incroyable de Felix Da Housecat, pionnier de la house de Chicago, qui a compris qu’il se passait quelque chose dans l’ombre du jet d’eau.
Et surtout, il y a le talent de Dave The Hustler, musicien genevois qui a su assembler ces deux fortes personnalités de manière cohérente. Sa façon de concasser les rythmes, de pousser le volume et de faire crier les synthétiseurs est unique.
«Il s’est passé quelque chose de spécial ce soir-là, se souvient Dave. J’avais rencontré Felix la veille au Paléo. Je suis allé lui parler dans les coulisses et quand je lui ai dit que j’avais un petit studio, il m’a dit «allons-y avec Miss Kittin et enregistrons quelque chose ensemble!»
Dans la foulée, le trio enregistrera les meilleurs titres de «Kittenz and Thee Glitz» de Felix. Cet album a été élu «quatrième disque le plus important de l’année 2001» par le New York Times, et son auteur a rejoint la sélection des «10 artistes que vous devez absolument connaître» du magazine Rolling Stone.
Felix, 32 ans, et Dave, 33, sont rapidement devenus amis. Et quand la star du hip hop Puff Daddy a demandé à Felix de produire son prochain album, ce dernier a naturellement appelé Dave en renfort. Le musicien genevois s’est rapidement retrouvé à Midtown Manhattan, dans un studio de haute technologie à côtoyer des célébrités et enregistrer l’un des disques les plus attendus de 2004.
«Régulièrement, Puff amène ses copains dans le studio quand il revient des clubs. Un soir, j’ai vu arriver Jay-Z avec Beyoncé, et aussi Method Man du Wu-Tang Clan qui m’a confondu avec son dealer… Une autre fois, c’est Britney qui a débarqué. Elle fume comme un pompier.» Apparemment, le hustler genevois n’a pas été trop intimidé par toutes ces célébrités. «C’est juste des gens comme nous qui mangent, dorment et vont aux toilettes… Je crois qu’ils apprécient le fait que je suis plutôt calme et que je me concentre sur ce que je sais faire: des beats.»
D’origine américano-suisse, Dave n’a aucun problème à communiquer avec ses pairs. «Le fait de parler anglais joue un rôle hyper-important dans ma carrière. Mais je me considère avant tout comme Européen.» Sa musique renvoie effectivement à une culture électronique pan-européenne, influencée par la disco de l’Italien Giorgio Moroder et les sons allemands de Kraftwerk. «Ce qui ne m’empêche pas d’admirer le dynamisme des Américains.»
Chez Puff Daddy, par exemple, Dave apprécie surtout le flair commercial. «C’est pendant une croisière sur son yacht à Ibiza qu’il a découvert notre musique. Il aimait l’ambiance et il a décidé d’utiliser des sons purement techno pour son album. Bien sûr, c’est aussi le côté business qui l’intéresse. Puff reste en contact permanent avec la rue et il sait ce qui est dans l’air. Chez lui, il y a des jeunes complètement fauchés qui viennent écrire des textes de rap et qui vivent quasiment 24 sur 24 dans le studio. La semaine dernière, j’ai remarqué que tout le monde tirait la gueule dans son entourage. Puff venait d’apprendre qu’un des ses amis s’était fait descendre dans un club à Atlanta.»
Ceux qui connaissent Dave The Hustler ne sont pas étonnés par sa soudaine ascension vers la gloire. La musique a toujours été au centre de son univers. «Dès 14 ans, j’ai été batteur dans des groupes. Notre style était, disons, punk-funk. Et puis j’ai commencé à mixer et à m’intéresser à l’électronique. Mais je ne me considère pas comme un musicien. C’est seulement aujourd’hui que j’apprends le solfège et le piano, chaque jeudi à midi, avec Alain Porchet. C’est très utile pour composer. Et je commence aussi à chanter sur mes morceaux. Avec une voix de tête, assez aiguë, comme The Rapture.»
Dave sait bien qu’il se trouve à une phase cruciale de sa carrière. Depuis peu, il n’a plus besoin de travailler — en tant que webdesigner dans une entreprise high-tech — pour vivre et s’acheter des synthés. «Je négocie en ce moment avec des labels pour sortir mon album solo l’année prochaine. La scène genevoise est très créative — je pense à Mental Groove, Waterlily, Luciano, Sid — mais elle reste faible au niveau commercial. Il manque des agents et des promoteurs spécialisés dans la musique.»

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Dave The Hustler vit désormais entre Genève et New York, où il enregistre, et Barcelone et Chicago, où il officie régulièrement en tant que DJ. Ces derniers mois, outre son album solo et celui de Puff Daddy (qui sortira sous le nom de P.Diddy), il a aussi enregistré le nouveau disque de Felix, sans oublier les remixes pour Iggy Pop, Peaches, Kelly et Ozzy Osbourne.
Son travail combine le hip hop, la house, l’electro et le rock. Mais quand on lui demande comment il décrit sa musique, Dave répond simplement «punk funk». Comme les groupes dans lesquels il jouait quand il avait 14 ans? «Exactement. On n’échappe pas à son passé.»
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Une version de cet article a été publiée en anglais dans le premier numéro de Bmagazine, agenda genevois disponible en kiosque.