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2003: faux vieux et vrais ados

Les faux vieux: Rivette, Resnais, Eastwood

Cette année, Jacques Rivette, Alain Resnais et Clint Eastwood ont confirmé avec des oeuvres amples, généreuses ou bouleversantes qu’on pouvait parfaitement être jeune après 70 ans. Le point commun de leurs films, a priori si différents? Les trois traitent du pouvoir des fantômes, de ce qui résiste et vient nous hanter au-delà de la disparition.

Avec «Histoire de Marie et Julien», Jacques Rivette termine le film qu’il avait laissé inachevé 27 ans auparavant, un conte sur l’amour fou inspiré des romantiques anglais et allemands: une morte revient sur terre pour être libérée de sa malédiction. Comment filmer la présence de l’au-delà? D’une manière concrète, répond Rivette qui règle sa mise en scène sur la temporalité des horloges détraquées de Julien et le corps si parfaitement habité d’Emmanuelle Béart, spectre tout ce qu’il y a de plus charnel.

Clint Eastwood est tout aussi sombre avec «Mystic River», thriller complexe qui charrie tout le tragique humain: la perte de l’innocence, la répétition des douleurs, les non-dit assassins, le retour du refoulé, le meurtre originel et la haine qui se transmet de générations en générations. Shakespeare n’est pas loin.

Si le film est d’une cruauté absolue, c’est que Clint Eastwood se place du côté des victimes, impuissantes dès le début, tout en éclairant les motivations des bourreaux, dont l’alliance est aussi politique qu’existentielle. Film fleuve aux ramifications multiples, «Mystic River» a été jugé trop «classique» pour recevoir la Palme d’Or.

Infiniment plus léger, Alain Resnais s’affranchit de toutes ses obligations d’auteur – sujets graves, rythme lent, point de vue engagé, distance critique – pour revenir à ses premières amours de spectateur. Opérette créée en 1925, «Pas sur la bouche» est un vaudeville qui revendique sans insolence son premier degré, celui du spectacle, de l’émotion immédiate et du rire sans gêne. Oeuvre populaire et expérimentale, formidablement inventive sur le plan visuel, «Pas sur la bouche» se déguste comme un champagne bien frappé, à consommer avant, pendant et après les Fêtes.

L’artifice pour dire la vérité

Resnais pourrait aussi figurer dans ce chapitre tant son film en appelle à tous les artifices du cinéma, du théâtre et du music-hall. Mais c’est «Dogville», de Lars von Trier et «Loin du Paradis», de Todd Haynes qui ont poussé cette année l’antinaturalisme à son comble.

Le premier en abolissant tout élément réel de décor – il s’agit d’une carte géographique dessinée à même le sol – pour revisiter la fable de Durrenmatt, «La Visite de la vieille dame». A la convergence du théâtre (Brecht notamment) et du roman anglo-saxon du XIXe siècle, l’auteur de «Breaking the waves» s’en prend à la vertu américaine, cette arrogance qui consiste à exhiber sa bonté pour mieux sacrifier les indésirables. Nicole Kidman en fera les frais avant de se venger implacablement de cette communauté hypocrite qui considère Dieu comme leur esclave.

A l’inverse, l’héroïne de «Loin du Paradis» devra souffrir en silence – et en souriant – dans cette société américaine fondée sur la loi des apparences. Elle même en est le prototype: cheveux blonds lisses, robes en taffetas, mère attentionnée, hôtesse de maison raffinée et épouse malheureuse d’un homme qui ne peut pas renoncer à son homosexualité.

Film féministe, comme le Lars von Trier, «Loin du Paradis», reprend sans jamais s’en moquer tous les codes esthétiques du mélodrame flamboyant des années 50 – usage délicat des saisons, musique lyrique, beauté des décors et des costumes – pour en extraire les sentiments les plus violents, mais corsetés par l’artifice.

Les adolescents comme baromètre de l’Amérique

Dans la production courante des films pour teenagers, entre «American Pie» et «Thirteen», deux titres sortent du lot, considérant les adolescents comme des sujets à part entière, des corps en bataille dont certains ont une grâce séraphique: «Elephant», de Gus Van Sant et «Ken Park», de Larry Clark. Le premier, Palme d’Or et Prix de la mise en scène à Cannes, vaut plus pour son traitement esthétique qui fera date dans l’histoire du cinéma que par son récit, inspiré d’un fait divers qui avait déjà inspiré Michael Moore: la tuerie de Columbine. Sa mise en scène aérienne, presqu’en lévitation, ménage des effets qui vont à l’encontre de la brutalité du sujet. Gus Van Sant substitue à la violence codifiée du cinéma majoritaire celle, beaucoup plus diffuse, d’un monde où les victimes peuvent devenir des bourreaux et vice-versa.

Controversé partout où il a été présenté, «Ken Park», chronique quotidienne de quatre adolescents de la banlieue californienne, fait voeu de tout montrer – suicide, masturbation morbide, bondage, meurtre sauvage. Pourtant, Larry Clark s’intéresse moins à la sexualité des adolescents qu’à leur malédiction filiale, à l’héritage impossible laissé par des adultes qui, en rejetant leurs rêves, ont sombré dans la névrose. Névrose dont ils veulent marquer le corps de leurs enfants. Pour échapper à leurs familles, les adolescents n’ont qu’une issue, le sexe qu’ils vivent comme un affranchissement, un rêve à partager, à l’image de la très belle et très longue scène de triolisme, filmée comme sorte d’Eden à trois. Un des rares films utopiques de cette année.

Le retour de la comédie d’auteur

Les auteurs n’ont plus peur de faire rire. Aux Etats-Unis, on le savait déjà. Woody Allen a fondé sa carrière là-dessus, et des cinéastes orignaux comme Tim Burton ou Tim Robbins n’ont jamais dédaigné la comédie pour dire ce qu’ils pensaient du monde. Cette année, ce sont les frères Coen qui se sont lâchés avec «Intolérable cruauté», une satire à la fois glamour et burlesque sur les moeurs californiennes, cette Amérique de nantis qui a fait du divorce une des entreprises les plus rentables du monde. Les frères Coen ont réussi leur coup: leur comédie tout sauf consensuelle a fortement divisé le public.

La France à son tour semble (re)découvrir que le rire n’est pas incompatible avec l’intelligence. De nombreux auteurs, de Tonie Marshall à Noémie Lvovsky, de Philippe le Guay à Pierre Salvadori, se sont pris au jeu de la comédie, avec plus ou moins de bonheur.

L’auteur avec un grand A, lecteur de Derrida, Lacan, Freud et Astérix (pour faire léger), celui qui filmait la parole dans des appartements gigantesquement vides et les relations amoureuses comme des tortures, est peut-être en voie de disparition.

La bonne santé de l’animation, particulièrement française

Tout le monde a vu «Le monde de Nemo», mais qui s’est déplacé pour «Les triplettes de Belleville» et «La prophétie des grenouilles», deux longs métrages d’animation français d’une qualité toute artisanale? Si le premier tend à suivre la voie nostalgico-kitsch de Jeunet et Caro, le second, libre adaptation de la fable de l’arche de Noé, est un bonheur de dessins, de couleurs, de raffinement et de morale végétarienne. A raison de deux secondes réalisées par jour, ce dessin animé a occupé ses auteurs pendant trois ans. Michel Piccoli, Annie Girardot, Michel Galabru et Anouk Grinberg ont prêté leurs voix aux personnages.

La domination de la comédie politique

Si vous ne comprenez pas comment Christoph Blocher est arrivé au Conseil fédéral et comment Ruth Metzler en a été éjectée; si vous êtes écœuré par la stratégie des partis et que vous vous êtes découvert des élans citoyens depuis le 10 décembre — sans vraiment savoir hélas comment fonctionnent les institutions suisses –, courez voir «Maïs im Bundeshuus, le génie helvétique», un documentaire sous forme de docu-soap réalisé par Jean-Stéphane Bron. Le Lausannois fait mieux que dévoiler les mécanismes du pouvoir, il les révèle et les explique, réussissant même à rendre distrayant l’élaboration d’un texte de loi. Indispensable séance de rattrapage pour comprendre, par l’humour, qui nous gouvernent et comment. C’est incontestablement le film suisse de l’année.

Tout comme «Good Bye, Lenin» est le film allemand de l’année, film des deux Allemagne même puisqu’il situe son intrigue au moment de la chute du Mur de Berlin. Très fine métaphore sur le mensonge politique, le film de Wolfgang Becker est aussi une belle fable sur l’affection familiale et les interférences entre la petite et la grande Histoire.