CULTURE

Laissez-vous embouteiller par Alain Resnais

«Pas sur la bouche» est une opérette de 1925, un vaudeville qui commence dans un salon art déco pour se terminer, en quiproquos et pyjama, dans une garçonnière chinoise. Allègre, hilarant et raffiné.

La presse française fait la fine bouche. Comment le cinéaste de «Hiroshima mon amour», «L’année dernière à Marienbad» et «Nuit et Brouillard»… Comment le réalisateur qui s’est attaché des signatures aussi prestigieuses que celles de Duras, Robbe-Grillet, Semprun ou le professeur Laborit… Comment celui qui a traité de la Shoah, de la guerre d’Espagne et de la bio-psychanalyse, a-t-il pu tomber si bas? Filmer in extenso une opérette française créée en 1925!

C’est précisément le charme d’Alain Resnais que de vieillir en se délestant de toutes ses obligations d’auteur, réfutant du même coup la notion de grand maître du cinéma français. Réputation trop lourde à porter pour ce jeune homme de 81 ans qui a toujours aimé la BD, le music-hall, le cabaret, la chanson, tous ces arts populaires qui ont nourri son enfance.

Y revenir, ce n’est pas empailler un souvenir, mais le réactiver dans sa joie même. D’où l’absence de kitsch dans «Pas sur la bouche», film à déguster au premier degré. Et cela en dépit de son esthétique résolument artificielle — le film a été tourné en studio, les costumes et décors sont très théâtraux, l’intrigue huilée comme un mécanisme de montre suisse et les regards caméra nombreux.

Mais il y a autre chose. Avec sa dernière livraison, Alain Resnais renvoie définitivement la critique à une simple affaire de goût, ce qu’elle n’a cessé d’être en dépit des arguments objectifs qu’elle peut brandir. Non pas que Resnais se joue des intellectuels, loin de là, mais sa conception d’un cinéma spectacle, qui plus est populaire, ne laisse que peu de marge aux discours. On se fait emporter par ce petit théâtre de la futilité parisienne d’avant-guerre, ou on reste à la porte de ce vaudeville où tout commence et finit par des chansons.

Pourtant, comme toute l’œuvre de Resnais, «Pas sur la bouche» est un film expérimental. Expérimental, c’est-à-dire qu’il marque le passage à l’acte du désir fou, improbable et casse-gueule d’un cinéaste en quête de nouvelles formes. On a cru Resnais, longtemps passionné par les grands tournants politiques du XXe siècle, héritier des frères Lumière. Il l’était autant de Méliès.

Si «On connaît la chanson», auquel personne ne manquera de le comparer, était consacré à la dépression nerveuse, «Pas sur la bouche» est un film de pur Réveillon, enivrant comme du porto, emplumé comme un final de Revue, soyeux comme des dessous de coquette, hystérique comme les meilleures heures d’«Au Théâtre ce soir», délirant comme une comédie à la Lubitsch, ironique et frivole comme du Guitry.

Bref, «Pas sur la bouche» est un film étonnamment vivant, même si ses personnages sont des pantins, des caractères, des ombres chinoises comme le figure ingénieusement le générique.

Quel est l’argument? Gilberte Valandray (Sabine Azéma) voit débarquer chez elle son ex-mari américain, Eric Thomson (Lambert Wilson) qui doit signer un juteux contrat avec son époux actuel, le riche métallurgiste Georges Valandray (Pierre Arditi).

Le second mari, qui a développé une théorie scientifique sur la fidélité (l’empreinte du premier homme sur une femme déciderait de sa loyauté à vie), ignore l’existence du premier, le Consulat de France n’ayant pas validé l’union. La confusion règne dès lors, à laquelle s’adjoignent Arlette Poumaillac (Isabelle Nanty, parfaite en commère leste), soeur de Gilberte, et deux jeunes premiers, l’émancipée Audrey Tautou en total look Chanel et l’artiste montmartrois Charley (Jalil Lespert), membre d’un mouvement pictural, le «cucuisme.»

Comme il se doit dans une opérette, ce sont les airs musicaux qui emportent le récit. De «Je me suis laissé embouteiller» à «Par le trou», la chanson salace murmurée par Darry Cowl déguisé en Pauline Carton, en passant par «Pas sur la bouche», qui éclaire la phobie hygiéniste de Thompson face au french kiss, l’action avance par solo, duos ou chorales. Et si certains acteurs sont meilleurs dans l’art vocal que d’autres, tous chantent avec un bonheur contagieux.

Du salon art déco des Valandray que l’on découvre lors d’un premier plan vertigineux, tout ce petit monde va se retrouver, après s’être donné rendez-vous en chansons «Au 23 Quai Malaquais», dans une garçonnière de style bordel chinois. Certains en pyjama, d’autres en hermine. Ce sera l’occasion d’un final étourdissant fait de chassés-croisés et de quiproquos.

Entre-temps, ces Bourgeois de l’entre deux guerres se seront donnés en spectacle, au propre comme au figuré, laissant entrevoir ce que pouvait être la France de l’entre deux guerres: raciste et obsédée par la pureté (Valandray lit «L’Action française»), moqueuse des avant-gardes, encore certaine de son ascendant sur le monde, hypocrite mais avec gaîté et faisant de l’adultère le dernier jeu à la mode des adultes consentants.

Nonobstant son puritanisme, l’Américain de l’affaire n’est pas le plus mal loti dans cette galerie de personnages. Resnais, sympathisant du monde anglo-saxon depuis toujours, accorde même à Thompson un pouvoir de transformation qui permet le happy end final. Le cinéaste, qui n’a jamais hurlé avec les loups, n’en profite pas pour tirer sur le Bush. Nous, en revanche, c’est sur la bouche que l’on a envie d’embrasser ce divertissement populaire et raffiné.