CULTURE

Qu’est-ce que l’amour quand le désir a disparu

C’est l’une des questions posées par «Les Sentiments», le nouveau film de Noémie Lvovsky. L’histoire de deux couples qui éclatent, avec une Nathalie Baye au sommet de sa forme.

Avec «Les Sentiments», Noémie Lvovsky confirme ce qui fait son style depuis «Oublie-moi» et «La Vie ne me fait pas peur»: un cinéma psychologique et distancé basé sur le jeu physique des acteurs; une approche farfelue du monde et une esthétique pop qui privilégie les ruptures de tons, les constructions baroques et l’humour aigre-doux. Seule différence: pour la première fois, Noémie Lvovsky s’intéresse au monde des adultes plutôt qu’à celui des adolescents.

Jacques (Jean-Pierre Bacri, encore une fois dans le registre râleur mais fleur bleue) cède son cabinet médical à François (Melvil Poupaud, complètement oublié par la caméra), récemment sorti de l’université et mari d’une adorable Edith (Isabelle Carré, agaçante comme son rôle l’exige), dont l’appétit contraste avec le mal de vivre de Carole (Nathalie Baye, au sommet de sa forme), épouse de Jacques, la cinquantaine dépressive, alcoolisée mais toujours hyper souriante.

Devenu son voisin, Jacques s’éprend d’Edith, amoureuse de l’amour, qui trouve les gestes de Jacques «gracieux» et ses «yeux d’un noir magnifique». Leur passion ressemble à un premier amour: impétueux, imprudent, lyrique, impatient, sentimental. Elle, insouciante, continue d’aimer son mari; lui, heureux d’avoir retrouvé le désir d’être au monde, n’envisage pas non plus le divorce. Découverte par leurs conjoints, leur liaison fera éclater les deux couples, laissant à terre chaque membre de ce quatuor dissonnant.

Pour échapper au réalisme à la française (le film est produit par Claude Berri et TF1), Noémie Lvovsky a imaginé faire porter son point de vue d’auteur par une chorale bariolée qui fonctionne un peu comme un choeur antique. Les chanteurs habillés comme des clowns viennent ainsi régulièrement commenter les émois des protagonistes, mettre des mots, souvent crus et triviaux, sur leurs émotions.

Comédie sur l’amour et le chagrin plus que sur l’adultère — Noémie Lvovsky évite heureusement tout moralisme bourgeois –, «Les Sentiments» pose quelques unes de ces questions sans réponse qui fondent le romanesque amoureux: peut-on aimer deux hommes en même temps? Comment lutter contre l’usure de l’amour? Qu’est-ce que l’amour quand le désir a disparu? La passion peut-elle s’accommoder de la vie sociale? L’amour n’est-il pas une illusion et les sentiments des pièges qui détruisent l’harmonie du monde?

Elle l’a dit et répété dans tous les magazines, Noémie Lvovsky a commencé à aimer le cinéma en découvrant les films de François Truffaut. Avant cette rencontre décisive, la jeune fille, souvent traumatisée par ce qu’elle voyait, percevait «le septième art comme une forme de sadisme». Aveu intéressant qui trahit peut-être la nature cruelle de son cinéma.

Comme ces enfants maltraités qui, devenus adultes, répètent les même gestes que leur bourreau, Noémie Lvovsky semble avoir retourné le sadisme, dont elle se disait victime, contre ses personnages. Devant sa caméra, ces maris, femmes et enfants ne sont souvent que des marionnettes, des êtres déterminés par leur fonction et figés dans leurs névroses. La cinéaste ne laisse pas ses personnages vivre leur passion ou leur désarroi supposés; ils sont avant tout l’illustration d’un échec. Le film est d’un grand pessimisme en dépit de sa gaîté de façade. C’est la limite de cette comédie sentimentale douce-amère, inspirée de «La Femme d’à côté» de Truffaut comme la presse l’a déjà beaucoup écrit.

Ce n’est pourtant pas à l’univers de l’auteur de «La Chambre verte» que «Les Sentiments» fait penser. Dans son esthétique, ces belles couleurs saturées, ces vêtements sursignifiants, ces décors artificiels qui se répondent pour créer un climat singulier, comme coupé du monde, le film de Noémie Lvovsky évoquerait plutôt le monde sublimé de Jacques Demy. On pense aussi au Resnais de «On connaît la chanson»: même usage décalé de la musique, même jeu typé des personnages, même structure tragi-comique.

Mais si Jacques Demy le mélancolique repeignait le monde des couleurs de l’arc-en-ciel, c’était pour le réenchanter. Noémie Lvovsky, plus cynique, le carnavalise, le ridiculise, comme s’il était un théâtre grotesque, à l’image de la petite pièce que jouent les enfants en mimant la relation de leurs parents. Et si elle emprunte à Resnais la mise à distance des émotions par l’artifice de l’opérette, Noémie Lvovsky échoue à faire passer quelque chose des sentiments qu’elle évoque.

Ce n’est pas un problème de talent, ni d’écriture de scènes — certaines sont très réussies, d’une audace rare pour décrire l’intimité d’un couple, comme celle où Bacri regarde ronfler Nathalie Baye –, mais de personnages: Noémie Lvovsky ne les aime pas assez pour qu’ils deviennent aimables.