CULTURE

Woody Allen obsédé par les armes à feu

Dans «Anything else», le cinéaste de Manhattan joue au paranoïaque fasciné par l’autodéfense. Il rajeunit son casting et signe un bon film. Son trente-troisième.

Mineur ou majeur, dispensable ou nécessaire, répétitif ou original, chaque nouvel opus de Woody Allen constitue une sorte de bulletin de santé de son auteur. Alors, Woody est-il en grande ou petite forme? En parfaite santé mentale et physique, délesté de tous ses complexes, sans aucune des aigreurs qui caractérisent souvent les gens de son âge, 68 ans en décembre. «Anything else» est tout sauf un film de vieux.

D’ailleurs, anticipant sur les éventuelles remarques de ses détracteurs, Woody Allen accuse son âge et brandit son antidote, une sentence aussi drôle que cruelle: «Même une horloge cassée continue de marquer l’heure juste deux fois par jour.»

Pour échapper au syndrome Eddy-Barclay (l’image d’un vieux décati qui embrasse une bimbo), Woody Allen a trouvé une irrésistible parade: léguer ses éternelles phobies à la génération suivante, pas celle des quadra-quinqua, mais celle des vingt-trentenaires. En tête de liste, Jerry Falk (Jason Biggs, star de «American Pie», excellent en intellectuel tourmenté), jeune auteur préposé à l’écriture de sketches pour comiques ringards (ce fut le premier job de Woody Allen) alors qu’il rêve d’écrire un roman.

Comme son créateur, Jerry a un cœur d’artichaut et un humour cinglant. Il adore le jazz, particulièrement Cole Porter et Billie Holiday, les jolies femmes, les vêtements brunasses, les appartements désuets et le vin français. Il déteste la drogue et sa future belle-mère qui lui mange son espace vital. D’une naïveté touchante, incapable de rompre, Jerry est entouré du traditionnel biotope «allenien»: un psy mutique et autoritaire, un agent (Danny de Vito, extraordinaire) et une insupportable fiancée, Amanda, actrice débutante et sexy, capricieuse, boulimique, infidèle et névrosée, qui se refuse à lui et le mène par le bout du nez (Christina Ricci, convaincante même en pyjama). Le comique de situation repose beaucoup sur les hauts et les bas de ce couple typiquement new-yorkais.

Et Woody Allen? S’il n’incarne pas le personnage principal, il s’est réservé un rôle inédit, Dobel, un personnage hilarant de patriarche irresponsable. Moitié Jiminy Cricket, moitié mauvais génie, professeur de fac parano et écrivain soi-disant fameux, Dobel prend Jerry sous sa protection et lui transmet son expérience de la vie, une somme délirante d’obsessions et de fantasmes.

Il parle avec des mots précieux, oblige son disciple à acquérir un fusil parce qu’il faut toujours être prêt à se défendre, lui impose l’achat d’un kit de survie, lui conseille de coucher avec d’autres femmes mais vante surtout les mérites de la masturbation — «il faut apprendre à tout faire tout seul» –, le fait rompre avec son agent, le brouille avec son psy, bref sème le désordre dans sa vie tout en feignant d’être de bon conseil. Ce Diogène qui a élu domicile dans sa vieille décapotable rouge cultive deux obsessions qu’il noue ensemble: l’Holocauste et l’autodéfense.

Masqué sous les airs sentencieux et la mauvaise foi de son personnage, Woody Allen s’en donne à cœur joie dans l’absurde prétentieux. Il s’offre même le luxe de devenir un homme d’action, une sorte de Rambo à neurones. On le voit rouler tête nue dans son cabriolet, démolir à coup de cric la voiture de deux balèzes qui lui ont piqué sa place de parking, se battre arme au poing pour lutter contre l’antisémitisme larvé. On l’entend même raconter (vérité ou fanfaronnade?) comment il a tué un flic qui l’avait arrêté pour excès de vitesse. Motif de sa légitime défense: le flic aurait prétendu qu’Auschwitz était un parc à thèmes.

Intellectuel paranoïaque et maître du soupçon, Dobel est tout autant la caricature de l’Américain moyen. Un homme hanté par les questions de terrorisme et d’insécurité qui fait l’apologie de l’autodéfense sans s’apercevoir que son attitude défensive et paranoïque suscite plus de violence que de prudence.

Woody Allen en Américain lambda, émule de Charlton Heston, c’est l’élément le plus succulent de cette comédie drôlement misanthrope, la trente-troisième du cinéaste de Manhattan.

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Le site officiel de «Anything else».