GLOCAL

Comment la Suisse venait en aide aux soldats de Hitler

En 1941, des volontaires suisses ont été envoyés en mission officielle sur le front russe pour soigner seulement les soldats allemands. Un documentaire bouleversant dévoile tout.

Eté 1941, la puissance nazie semble appelée à dominer l’Europe. Après avoir facilement fait plier les Etats d’Europe occidentale, hormis l’Angleterre, elle attaque, le 22 juin, son alliée, l’Union soviétique. C’est la fameuse opération Barberousse.

En novembre, les troupes allemandes, qui avalent aussi facilement les kilomètres à l’Est qu’elles l’ont fait à l’Ouest, sont aux portes de Moscou. Elles pensent croquer facilement la capitale d’un peuple rangé depuis longtemps par Hitler parmi les Untermenschen, mais tombent sur un os. Les Soviétiques se défendent avec l’énergie du désespoir, résistent avec succès malgré des pertes considérables et une désorganisation épouvantable.

Eté 1941, la Suisse est encerclée de toutes parts, sauf sur la frontière savoyarde. Les pronazis locaux prennent diverses initiatives pour amener le Conseil fédéral à adapter la neutralité à la prétendue Europe nouvelle. En fait, à la collaboration avec cette puissante Allemagne qu’il s’agit de ménager.

A la tête de ce mouvement, l’ambassadeur suisse à Berlin Hans Frölicher et le colonel divisionnaire Eugen Bircher, tous deux très favorables au IIIe Reich.

Au-delà de son anticommunisme, Bircher n’était pas loin de partager le mépris de Hitler envers les populations de l’Europe orientale. Le 12 mai 1933, quelques semaines après la prise de pouvoir du Führer, il écrivait dans Neue Zürcher Nachrichten: «En prenant le pouvoir, Hitler a, à n’en pas douter, rendu un immense service à tout l’Europe centrale et, ainsi, à la Suisse, car il a repoussé l’assaut du bolchevisme… Vue sous cette angle, la révolution allemande représente une action salvatrice pour la civilisation de l’Europe centrale.»

A force de (douces) pressions, ils parviennent, au nom de la tradition humanitaire suisse, à arracher l’approbation du Conseil fédéral à l’envoi de missions médicales sur le front de l’Est. Le général Guisan refusa tout net d’engager l’armée dans une telle opération au nom de la neutralité. La Croix-Rouge suisse fit de même, mais accepta (ô jésuitisme!) de prendre les choses en main à conditions que l’organisateur officiel soit une association privée.

Un Comité pour les actions de secours fut immédiatement mis sur pied par une belle brochette de personnalités: Johannes von Muralt (colonel divisionnaire lui aussi et président de la Croix-Rouge suisse), des représentants de l’économie et des officiers supérieurs. Un appel aux volontaires fut lancé.

Certains d’œuvrer pour la bonne cause — la Croix-Rouge était au-dessus de tout soupçon –, médecins et infirmières se présentèrent en nombre. Une trentaine de médecins, autant d’infirmières et une quinzaine d’auxiliaires furent sélectionnés. Le départ de la première mission eut lieu devant les caméras du Cinéjournal suisse, le 15 octobre 1941. Par la suite, trois autres missions furent encore organisées, la dernière ayant juste le temps de quitter le front avant d’être capturée par l’Armée rouge à Stalingrad.

Mais au moment de monter dans le train, les volontaires suisses, convaincus de se rendre au front pour soigner les blessés des deux camps, allemands et soviétiques, ignoraient que deux jours plus tôt, Johannes von Muralt avait conclu avec le haut commandement allemand un accord qui soumettait tous les membres de cette mission au code pénal militaire allemand. Sans le savoir, les volontaires étaient intégrés à l’armée allemande!

Pourquoi raconter cette histoire aujourd’hui? Tout simplement parce qu’elle a suffisamment intrigué le cinéaste Frédéric Gonseth pour le décider à lui consacrer un documentaire, «Mission en enfer», qui passe ces jours-ci à Genève et Lausanne.

Gonseth a eu l’heureuse idée de rechercher les survivants, aujourd’hui octogénaires, de ces missions et de les interroger sur cette aventure de leur jeunesse. Plus qu’émouvants, ces témoignages sont bouleversants et montrent à quel point cette expérience les a marqués leur vie durant.

Comme ils avaient promis le secret, la plupart d’entre eux n’osèrent jamais parler de leur séjour dans les lazarets allemands, ni des conditions de leur travail, encore moins du fait qu’ils furent réduits à ne soigner que des soldats allemands alors qu’ils voyaient passer sous leurs yeux des colonnes interminables d’éclopés soviétiques.

Quelques-uns parmi eux eurent même l’occasion de visiter le ghetto de Varsovie, d’y voir des piles de cadavres juifs, d’assister de visu à l’extermination de populations entières, prisonniers soviétiques, juifs, sans pouvoir rien faire. A leur retour, ils eurent beau alerter les autorités suisses sur le génocide en cours, personne ne voulut les écouter. Au contraire, ils se sont fait traiter de nazis!

Gonseth a aussi élargi le champ de son enquête et des survivants allemands et soviétiques dont les témoignages corroborent ceux des Suisses.

L’ensemble de ces témoignages, appuyés sur des journaux intimes ou des carnets de notes, trace une page incroyable de notre histoire. Comme, de plus, Frédéric Gonseth n’en est pas à son coup d’essai, son film est monté avec un savoir-faire qui ne laisse aucun répit au spectateur: la plongée en enfer est hélas bien réelle.

Une note personnelle et mélancolique pour finir: j’aime beaucoup l’empathie avec laquelle Gonseth filme la grisaille russe d’aujourd’hui, une grisaille qui n’a d’équivalent que celle qui régnait déjà à l’époque soviétique.