Controversé dans tous les festivals, interdit en Australie et invisible aux Etats-Unis où il n’a pas trouvé de distributeur, «Ken Park» arrive en Suisse romande où il a été acheté in extremis, fort de son potentiel scandaleux plutôt qu’artistique. Mais qu’importe. Avec cette chronique sur le quotidien de quatre adolescents de la banlieue californienne, le photographe et cinéaste Larry Clark, 60 ans, a fait vœu de tout montrer, sans fléchir devant une éventuelle censure, sans céder à l’autocensure.
Tout montrer, parce que dans sa vision du monde tout est montrable et tout doit être montré: le suicide par balle d’un adolescent, une asphyxie autoérotique montrée jusqu’à la dernière goutte, une séduction nocturne incestueuse, un meurtre sauvage commis sur des personnes âgées, mais aussi, beaucoup plus joyeux, un cunnilingus apprécié de part et d’autre, une séance de bondage pleine d’humour et une très belle scène de triolisme où les amants, deux garçons et une fille, se caressent, parlent, rient, s’attardent et se font plaisir dans le souci de l’autre.
«Je me suis toujours demandé pourquoi certaines choses n’étaient jamais dites; pourquoi on pouvait raconter certaines histoires et pas d’autres, disait récemment Larry Clark au journal Le Monde. Quand j’étais jeune, à l’école, j’avais des amis qui arrivaient avec un œil au beurre noir. Je connaissais les parents: il y a ceux qui les tabassaient, ceux qui étaient alcooliques ou toxicomanes. Ou cette fille que ses frères violaient régulièrement. On savait, mais il ne fallait pas en parler. Quand j’ai commencé à prendre des photos, c’est justement ça que je voulais montrer: ce qui était caché.»
Même s’il a été réalisé après «Kids» et «Bully», autres films consacrés à l’adolescence meurtrie et meurtrière, «Ken Park» a été conçu avant eux, à la fin des années 80, dans le prolongement des deux albums de photos, «Tulsa» et «Teenage Lust». Deux ouvrages qui ont fait de Larry Clark un leader de la contre-culture américaine, un homme admiré par Martin Scorsese et Gus Van Sant, lui aussi très soucieux des adolescents et de leur dérive, souvent associée à la démission des pères — voir «Elephant», actuellement à l’affiche.
Coréalisé avec Ed Lachman (chef opérateur de Werner Herzog, Wim Wenders, Sofia Coppola, Steven Soderbergh et Todd Haynes), écrit par Harmony Korine (le même qui s’était chargé du scénario de «Kids») et interprété par des acteurs pour la plupart non professionnels, «Ken Park» est le plus abouti, le plus naturel, des films de Larry Clark.
«Refuser les compromis, être le plus honnête possible. Ici tout est vrai; la plupart des personnages que vous voyez étaient mes amis», poursuit le cinéaste.
Ken Park c’est le nom d’un adolescent rouquin un peu joufflu qui se tire une balle dans la tête au tout début du film. D’une main, il tient le revolver, de l’autre une caméra pour filmer l’événement. Sa mort, restée inexpliquée jusqu’à la fin, n’affecte pas particulièrement ses camarades parmi lesquels Shawn qui couche avec la mère de sa copine; Claude qui se fait houspiller par un père bodybuildé qui le traite de «fiote»; Tate, solitaire ombrageux élevé par ses grands-parents et Peaches, belle adolescente, qui vit avec son père veuf, intégriste et fétichiste.
Contrairement à «Kids» qui montrait un monde d’adolescents interdit aux adultes, «Ken Park» traite du lien entre parents et enfants, plaçant ses héros dans leur cadre familial, souvent névrosé. Entre la mère qui ne veut pas vieillir et se met en rivalité avec sa fille en séduisant son petit copain, le père ultracatholique qui oblige sa fille à porter la robe de mariage de sa mère morte ou celui qui, ivre de bière, tente une fellation sur son fils endormi, la pulsion incestueuse est partout.
Partout, mais jamais reconnue par les adultes qui ne sont même plus capables d’identifier le tabou, donc le transgresser et de reconnaître leur faute. Largués au point de ne plus savoir qui sont les parents, qui sont les enfants, c’est l’ère de la confusion généralisée.
Si les pères sont particulièrement visés, les mères ne sont guère plus glorieuses, notamment celle de Claude qui, avec son ventre prêt à accoucher, fume et boit devant le «Jerry Springer Show». Ou la mère-amante qui flanque sa cadette devant des cassettes de musculation des fesses le temps de s’envoyer en l’air. Les grands-parents ne sont pas davantage à leur place, qui se font trucider par leur petit-fils fou, sans autre raison que celle de l’hérédité.
Car «Ken Park» est moins un film sur la sexualité des adolescents qu’un film sur la malédiction filiale, l’impossible transmission, l’horreur de l’héritage génétique ou culturel. Ce que filme admirablement bien Larry Clark, aidé par Ed Lachman qui parvient à sublimer le scénario de Harmony Korine, c’est la tension qui existe entre ce que l’adolescent hérite et ce qu’il désire vraiment.
Pour échapper au moule de la famille, les adolescents n’ont alors qu’une issue: le sexe comme affranchissement, comme expression de leur singularité. Dans «Ken Park», il a fonction de langage. Au pire, il exprime la frustration et la perversion de ceux qui ont abandonné leurs rêves, Tate le fou et presque tous les adultes du film; au mieux, il dit la joie de l’immanence, le goût de l’autre, le retour à l’enfance, la possibilité de vivre ensemble et de construire un monde différent.
Utopie seventies? Pas tout à fait. Il y a trente ans, l’utopie sexuelle était censée changer le monde. Chez les adolescents de «Ken Park», elle peut seulement les abstraire de l’Histoire, dans une sorte d’île aux enfants sexués, où la reproduction n’existerait pas. Car c’est là l’effroi des ados de «Ken Park»: perpétuer ce monde sans grâce et devenir à leur tour ce qu’ils vomissent.
Après les images magnifiques de ces entrelacs de corps adolescents et aimants, Larry Clark revient sur le personnage de Ken Park et sa détermination au suicide: il venait d’apprendre de sa copine qu’il allait bientôt être père.