CULTURE

Pourquoi «Mystic River» méritait la Palme d’Or

Clint Eastwood signe une tragédie complexe et opératique d’une immense noirceur. On est loin de la posture hollywoodienne qui consiste à dénoncer la violence en l’esthétisant. Un très grand film.

Ce qui est embêtant avec le terme de «chef-d’œuvre», c’est qu’il y a le mot «chef» qui induit une hiérarchie, une autorité, une compétition.

Or «Mystic River» échappe au classement; il est d’une telle ampleur organique qu’il semble couler de source. A l’image de son titre, ce film-fleuve charrie les grands thèmes qui fondent le tragique humain: la perte de l’innocence, la répétition des douleurs, la haine qui se transmet de génération en génération, le non-dit meurtrier, les symétries du destin.

De grands mots, certes, mais sans majuscule. Car rien n’est emphatique dans cette tragédie shakespearienne déguisée en thriller haletant.

Jimmy, Dave et Sean, trois petits garçons de Boston, sont amis; ils ont transformé la rue en terrain de jeu. Un jour tout bascule. Alors qu’ils sont en train de graver leur prénom dans le ciment encore frais du trottoir, deux policiers s’arrêtent à leur hauteur et les sermonnent, emportant avec eux le plus fragile des trois, Dave, sous les yeux sidérés des deux autres. Mais ce sont de faux policiers….

Trois jours après son kidnapping, Dave s’enfuit de son antre tel un petit Poucet s’échappant de la gueule de l’ogre. On ne voit rien des sévices vécus, on les devine et cela fait très mal.

Des années plus tard, devenus adultes, les trois amis sont confrontés à un nouveau drame: Katie, la fille de Jimmy (Sean Penn) est retrouvée assassinée. Les soupçons se portent assez rapidement sur Dave (Tim Robbins), dont le comportement bizarre alerte son épouse. C’est Sean (Kevin Bacon), un flic séparé de sa femme, qui est chargé de l’enquête.

Dans «Mystic River», tout est joué dans la scène d’ouverture, filmée comme un arrachement lent, un cauchemar au ralenti, un irréparable éloignement. Dès l’instant où Dave est monté dans la voiture, son destin est scellé. Il portera la honte pour les deux autres, condamné au double malheur, celui d’avoir vécu le pire et celui de ne pas oser en parler.

Comme d’habitude, Clint Eastwood se range du côté des cabossés de la vie, s’intéressant davantage aux victimes qu’à leurs bourreaux. La perte de l’innocence, thème récurrent chez le cinéaste d’«Impitoyable», se traduit souvent par la métaphore des morts vivants. C’est vrai du petit orphelin d’«Un monde parfait» déguisé en Casper le fantôme, vrai aussi de Dave de «Mystic River».

Assigné à la malédiction, Dave vit comme un zombie, sortant de préférence la nuit, racontant à son fils des histoires de loups garous et visionnant en boucle «Vampires» de John Carpenter. Mort une première fois, il est condamné à errer parmi les vivants, et à les effrayer.

Comme sont damnés les deux jeunes amants du film, des Roméo et Juliette dont les familles se haïssent depuis des lustres. Dans «Mystic River», les personnages sont toujours rattrapés par ce qu’ils veulent oublier, pris dans le vertige des coïncidences malheureuses, répétant à l’infini ce qu’ils s’efforcent de soustraire de leur mémoire personnelle ou collective.

Ce sont les femmes pourtant qui, volontairement ou involontairement, décident au final du sort de leurs hommes et de la communauté. Elles peuvent être monstrueuses comme l’épouse de Jimmy (Laura Linney), sorte de Lady Macbeth qui, au nom de l’harmonie de la tribu, du clan, du royaume, justifie toutes les horreurs commises par son mari; elles peuvent être fatales à elles-mêmes comme l’épouse de Dave (Marcia Gay Harden) qui, croyant bien faire, dénonce son mari, le trahit et le donne à ses bourreaux, se livrant du même coup à l’opprobre populaire. En symétrie parfaite de leur mari, les épouses ou compagnes sont le principe actif du couple, leur bonne ou mauvaise âme.

Si la scène inaugurale est très réussie, le dernier quart d’heure de «Mystic River» est proprement éblouissant, entièrement construit sur des regards et des silences. L’épilogue se déroule dans la même rue où Dave fut jadis kidnappé. C’est jour de grande parade et la lumière est à nouveau présente. Happy end? Oh que non! C’est au contraire une fin terrible, implacable, sans pitié, où la justice est bafouée, les victimes méprisées et les amitiés sacrifiées au confort communautaire.

«Mystic River» explore les tréfonds du Mal et ses ramifications sans fascination, et surtout sans cynisme — Clint Eastwood regarde ses personnages avec compassion. On est loin de la posture hollywoodienne qui consiste à dénoncer la violence en l’esthétisant ou en la rendant envoûtante. Ici, le mal est tragique, désespérément humain et d’une infinie tristesse.

Aidé de son scénariste Brian Helgeland, Clint Eastwood a imaginé une tragédie en trois actes, à la mise en scène presque janséniste, rigoureuse et dénuée d’effets, à l’image de plus en plus crépusculaire et au leitmotiv musical — composé par le cinéaste — proche d’un début de Requiem.

Pour toutes ces raisons, «Mystic River» méritait la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes. Il est reparti sans un prix.