Dans «La Vie est belle», Roberto Begnini fait croire à son petit garçon que le camp de concentration dans lequel ils sont détenus est une sorte de Koh-Lanta avant l’heure, avec épreuves d’endurance, tests d’inconfort, improvisations face à l’adversité et jeux de rôles. Pour préserver son fils de l’horreur nazie, le père-clown refait l’Histoire et nie l’évidence jusqu’à l’absurde.
Un leurre identique fonde le burlesque tragique du film «Underground» d’Emir Kusturica. Après la guerre, un opportuniste convainc un groupe de réfugiés cachés dans une cave de Belgrade depuis 1941 que le pays est toujours sous la botte nazie. Grâce à cette comédie de dupes, il peut, pendant plus de quinze ans, employer à bas prix une population qui ne sait rien de ce qui se passe autour d’elle.
Les deux films précités ont soulevé de nombreuses polémiques à leur sortie. On a reproché à l’Italien de faire rire à partir d’une réalité aussi atroce que l’Holocauste et, accessoirement, de défendre une pédagogie du déni. On a reproché à Emir Kusturica, Palme d’Or en 1995, son cynisme et surtout ses positions proserbe.
Aucune critique de fond en revanche n’a accompagné la sortie de «Good bye, Lenin». Le film pourtant procède d’un principe similaire: cacher la réalité à quelqu’un pour le ménager et se ménager soi-même.
Alors pourquoi tant d’indulgence envers la comédie de Wolfang Becker qui a déjà enthousiasmé 7 millions d’Allemands? Pour quatre raisons au moins: son absence de nostalgie, la maturité de son scénario, l’universalité de son propos et le besoin raisonné d’utopie qu’il revendique.
Dans la nuit du 9 au 10 octobre 1989, le Mur de Berlin s’effondre, ouvrant à des millions de personnes la perspective d’un avenir plus radieux. Tombée la veille dans le coma, Christiane Kerner, militante communiste vivant à Berlin-Est, n’a rien vu de cette révolution en cours.
Quand elle se réveille miraculeusement huit mois plus tard, les médecins restent prudents sur son état. Le moindre choc émotionnel pourrait lui être fatal. Son fils Alexander, 21 ans, osera-t-il lui raconter les événements récents, au risque de la voir suffoquer en découvrant sa réalité totalement transformée?
Les idéaux communistes de Christiane ont été envoyés aux orties de l’Histoire. Ses proches sont conquis aux charmes de l’Ouest et troquent leurs pulls made in Bulgaria contre des jeans américains, leur jus de pomme contre du Coca-Cola et leurs études contre un poste de vendeur au Burger King.
Avec la complicité de sa sœur, Alexander va alors réinventer l’Histoire, reconstituer, seulement pour sa mère alitée, une RDA disparue, avec ses comités de quartier, ses chorales, ses Trabant, ses cornichons d’état et ses magasins vides…
La comédie prend une tournure plus politique quand Alex décide de se servir de la télévision pour affiner l’illusion. Avec l’aide de son collègue de travail, il va bricoler une Histoire fictive grâce à de faux «Aktuelle Kamera», le journal télévisé est-allemand réputé pour sa monotonie et son catéchisme socialiste.
Poussant sa logique du mensonge jusqu’à l’absurde, il ira jusqu’à changer radicalement le sens de la chute du Mur, affirmant que les habitants de la RFA, lassés du consumérisme triomphant, ont décidé de rallier la RDA, «paradis des ouvriers et des paysans». La mère est prête à accueillir chez elle ces «pauvres réfugiés de l’Ouest»!
Sans le vouloir, dans sa volonté d’idéaliser un monde disparu, le fils emploie les mêmes ruses que cette RDA dont il dénonce les stratagèmes: réinterprétation des faits, propagande par l’image, enfermement de peur d’être contaminé par le monde extérieur, culture de l’illusion pour faire le bonheur des autres.
Mais cette hilarante séquence de politique-fiction, dont l’absurde suffit à rejeter toute forme de nostalgie, porte aussi en elle la tristesse des utopies perdues et montre, en souriant, les limites d’un monde occidental dominé par le libéralisme sauvage…
Avec «Good bye, Lenin», l’Histoire est forcément ambiguë parce qu’elle interfère avec les sentiments. Comment l’amour d’un fils pour sa mère se confronte-t-il à la marche du monde? Jusqu’où peut-il aller sans devenir à son tour un grand manipulateur? Comment échapper à l’idéalisation de son passé? Comment l’histoire personnelle et affective se coltine-t-elle à l’Histoire objective et collective? Comment jeter le pire sans tout rejeter en bloc? Comment renaître après trente ans de purgatoire? Voilà les questions qui traversent «Good bye, Lenin».
A la fin du film, on soupçonne que la mère a découvert la vérité mais qu’elle feint de l’ignorer pour ne pas décevoir les efforts de son fils. On soupçonne aussi qu’elle ne l’a pas tant aimée que cela, cette RDA pour laquelle elle a tant milité! Qu’elle l’aurait volontiers quittée si elle en avait eu le courage.
On découvre que tout le monde a menti pour rendre la vie supportable. De ces mensonges jaillit néanmoins une vérité: cette RDA qu’il restitue pour sa mère, le fils la réenchante d’abord pour lui-même, car aussi invivable fut-il, ce pays a été celui de son enfance et de sa jeunesse, celui de ses premiers repères, de son amour exclusif pour sa mère.
Et voilà comment un film politique, fin, nuancé, réparateur et généreux, devient aussi une sorte de «Recherche du temps perdu», un beau travail de mémoire, à la fois personnelle et universelle.
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P.S. On peut aussi relever que l’Allemagne a produit «Good bye, Lenin» deux ans à peine après la sortie en France du «Fabuleux destin d’Amélie Poulain». Ces deux films abordent de manière très différente l’idée du patriotisme nostalgique, mais se rejoignent par leur bande-son, confiée dans les deux cas à Yann Tiersen.