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La tradition américaine des «deux poids deux mesures»

Pour comprendre ce qui attend l’Irak, il faut examiner quelques précédents historiques. Second volet de notre analyse de l’impérialisme étasunien.

Après les guerres de l’Indépendance à la fin du XVIIIe siècle, les Etats-Unis consacrèrent l’essentiel du XIXe siècle à la construction et au développement de leur Etat par une expansion génocidaire aux détriment des Amérindiens et par une sanglante guerre civile.

Ce n’est que vers les années 1890, qu’ils cédèrent aux sirènes du colonialisme alors fort en vogue en Europe. Quel Etat digne de ce nom n’avait pas en ce temps-là sa colonie outre-mer?

En 1878, un Congrès réuni à Berlin avait partagé la planète entre les puissances européennes. Seuls parmi les grands manquaient à l’appel les Etats-Unis et l’Allemagne qui ne tardèrent pas se mettre en mouvement. Si l’Allemagne mit la main sur quelques archipels océaniens et de bonnes tranches d’Afrique, les Etats-Unis se contentèrent de jeter leur dévolu sur quelques reliquats espagnols en Amérique centrale et en Asie (Philippines).

Il vaut la peine de rappeler que, en 1898 déjà, pour forcer le destin, Washington donna le branle à son aventure coloniale par un faux casus belli en attribuant l’incendie d’un de ses navires, le Maine, ancré dans la baie de La Havane, à une agression espagnole alors qu’une enquête allait officiellement révéler (en 1976!) qu’il était accidentel, le feu ayant pris dans la soute à charbon.

Mais, et c’est là que réside toute l’ambivalence de leur position, les Etats-Unis ne se sentent pas vraiment une vocation de colonisateurs au sens européen du terme. Terre d’immigration depuis les débuts de leur histoire, ils n’ont pas de colons à envoyer peupler des pays lointains et inhospitaliers.

La domination économique suffit à leur bonheur. Aussi préfèrent-ils des solutions médianes fondées sur l’établissement de protectorats ou de régimes vassaux disposant d’une autonomie locale. A peine ont-ils mis le pied à Cuba en 1898 qu’ils favorisent en 1903 l’établissement d’une dictature autochtone qui leur loue à des conditions imbattables (une poignée de dollars à l’année!) la baie de Guantanamo pour y établir une base militaire.

Des Philippines, conquises en 1898 aussi, ils n’ont de cesse de se dégager formellement, même si cela leur prend du temps puisque l’indépendance théorique n’est proclamée qu’en 1946.

Dans d’autres cas (Alaska, Hawaï, Porto-Rico), c’est l’intégration ou l’association avec la métropole qui est favorisée. Nous avons là une fourchette — de cinq ans à un demi-siècle — qui nous permet de prendre la mesure de ce que peut signifier la présence américaine au Proche-Orient.

En symbiose avec les Européens, les Etasuniens justifient au XIXe siècle leur démarche colonialiste et impérialiste par la lutte pour le progrès. Le dénominateur commun n’est pas politique mais raciste.

Le racisme «scientifique» inventé par des gens comme l’anthropologue Robert Knox vers les années 1850 connaît jusqu’à la tragédie de la Shoah un succès extraordinaire.

La thèse est simple: la supériorité blanche est telle que les civilisations des peuples de couleur ne méritent aucun égard. Ces peuples inférieurs, condamnés par l’évolutionnisme darwinien, sont voués à la disparition.

Les Etasuniens s’y emploient avec vigueur sur leur propre sol: après Wounded Knee (1891), dernier grand massacre d’autochtones, il ne reste que 250 000 Indiens, le 5% de la population originelle.

En raison même de leur infériorité prétendument naturelle et de leur sauvagerie, ces gens, comme les Africains ou les Asiatiques, ne méritent aucun respect et les traités de droit international passés avec eux ne sont jamais respectés. Pour aller vite, les Blancs usent de la ruse et de la duperie.

L’affaire des armes de destruction massive imputées à Saddam relève de cette stratégie. Elle est même ouvertement théorisée aujourd’hui.

Ainsi, un diplomate britannique, Robert Cooper, un proche de Tony Blair aujourd’hui collaborateur de Javier Solana, ne craint pas d’écrire en toutes lettres (Le Monde, 25 avril 2003):

«Entre nous (les Occidentaux, ndlr), nous agissons selon le «rule of law» et les principes de la sécurité coopérative. Mais face à des types d’Etats plus traditionnels, nous devons en revenir aux méthodes plus brutales des temps anciens — usage de la force, attaques préventives, duperie, tout ce qui est nécessaire pour affronter ceux qui vivent encore dans le monde du XIXe siècle, celui du chacun pour soi. Entre nous, nous respectons la loi, mais quand nous agissons dans la jungle, nous devons alors appliquer les lois de la jungle.»

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Lire ici la première partie de notre analyse sur l’impérialisme américain.