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Une spationaute dans la fondue

L’agent interdimensionnel I.D, prononcez «Heidi», file entre les cimes à bord de son engin spatial. La jeune femme se pose au pied du Cervin, rencontre quatre jeunes Suisses et leur demande de l’aider à «sauver le futur». Rescapée de l’an 3000, I.D a choisi nos montagnes pour faire resserrer les molettes de son synchrotron défectueux.

«Au Pays qui inventa le Futur» est le titre ambitieux d’une bande dessinée éditée par Présence Suisse, organisme chargé par le Département fédéral des Affaires étrangères de promouvoir l’image de la Suisse dans le monde. L’ouvrage d’une quarantaine de pages, traduit en treize langues, a été imprimé l’été dernier à 350’000 exemplaires. Accompagné d’un livret didactique destiné aux enseignants, il a été envoyé à 150 représentations suisses à l’étranger. Budget de l’opération: un million de francs. Qu’est-il advenu de ces tonnes de papier?

«Nous cherchions une idée pour toucher les jeunes de dix à vingt ans qui ne connaissent pas notre pays et qui le confondent avec le Swaziland», explique Peter Fankhauser, responsable du projet chez Presence Suisse. C’est l’agence de communication lausannoise Trio qui a obtenu le mandat avec l’idée d’une bande dessinée. Rolf Gaensslen a écrit le scénario et les dessins ont été confiés à Franz Zumstein, déjà auteur d’une série dans l’hebdomadaire de la Coop.

«En feuilletant ce livre, j’ai cru avoir affaire à une de revue scientologue! s’exclame Georges Pop, fin connaisseur de BD, scénariste et animateur d’une émission sur le sujet à la Radio romande. Les personnages paraissent gentillets et asexués, comme des Elohim sortant de leurs soucoupes volantes. C’est presque touchant de naïveté. Mais à ce prix, ça devient pathétique. Aujourd’hui, avec quelques dizaines de milliers de francs vous éditez un best seller.»

Conçue pour être distribuée gratuitement dans les écoles du monde entier, la BD a été modifiée après les premiers tests. Les dessins ont dû être retouchés pour ne pas choquer, notamment dans les pays arabes. L’héroïne a perdu de son tour de poitrine et ne dévoile plus son nombril. La généreuse Confédération est même allé jusqu’à envoyer deux spécialistes a Moscou pour évaluer l’impact de la brochure sur la jeunesse russe!

Il revient aux ambassades et consulats de faire connaître cette étrange publication fédérale aux enseignants. «Sur le conseil de Berne, nous avons envoyé des exemplaires à des écoles, raconte Patricia Albanesi, en poste à l’ambassade de Rome. L’accueil est plutôt frais: nous n’avons reçu aucune commande en retour.» Même son de cloche à Londres où l’on avoue ne pas avoir reçu de commentaires malgré des centaines d’envois. Et cela ne s’arrange pas au-delà des océans. «Chez nous, la palette va rester à la cave, regrette un attaché culturel en poste en Amérique du Sud. Il est inutile de la distribuer aux enfants d’ici qui sont à des années lumières de la réalité des ados suisses. La BD évoque le problème des réfugiés bosniaques! Ici, personne ne comprend rien à cette histoire.» Cela ne trouble pas Peter Fankhauser: «Si les petits Mexicains n’ont jamais entendu parler de la guerre dans les Balkans, ce sera l’occasion pour eux de la découvrir.»

«A lui seul, le titre est déjà honteux, renchérit une employée d’ambassade en Afrique du nord. Et je ne pense pas que la reproduction des clichés sur la Suisse soit ce dont nous avons besoin ici». Des clichés? Au fil de leur courte aventure, les quatre héros, un Alémanique, un Romand, une Grisonne et une Tessinoise, font découvrir à leur spationaute égarée les monuments de l’hélvetitude: la fondue «qui crée la bonne humeur», les F-18 «Ferrari du ciel», les montres «ancêtres du synchrotron» et quelques autres prestigieuses platitudes.

«Le but est d’utiliser les clichés pour capter l’attention, se défend Peter Fankhauser. Mais nous allons plus loin: nous représentons une Suisse moderne et urbaine, où les jeunes font du ski le matin et dansent dans des clubs branchés le soir». Voilà qui va faire rêver dans les bidonvilles africains.

L’officine fédérale a reçu en revanche de nombreuses demandes de la part d’associations d’accueil des réfugiés en Suisse, qui voulaient recevoir la BD. Mais ces demandes n’ont pas été satisfaites. Les statuts de Présence suisse l’empêchent d’étendre ses activités à l’intérieur du pays.

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Une version de cet article a été publiée par Le Matin du 6 juillet 2003.