Les renifleurs de tendances nous signalent l’arrivée d’une nouvelle tribu urbaine. Après trois ans de règne, les bobos, ces amalgames de hippies et de yuppies, le portefeuille à droite et le cœur à gauche, sont devenus une espèce si banale qu’il était temps de trouver autre chose. Voici donc les no-no.
Est-ce la fin des beaux jours de Calvin Klein, Armani, Dior, Prada et autre Gucci? Les no-no détestent les marques. «Ce sont des consommateurs qui refusent d’être des hommes-sandwiches et d’afficher toute étiquette, explique Claude Noisel, directeur du département consommation du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie). Les no-no sont un cercle d’hyper-bobos qui recherchent la non-marque, le truc caché.»
Le dernier roman de l’auteur-culte William Gibson, «Pattern Recognition», illustre à merveille ce comportement émergent. Son héroïne, Cayce, est une consultante en marketing dotée d’une intuition qui lui permet de détecter, avant quiconque, la tendance qui ne va pas tarder à faire fureur. Immergée dans l’univers de la mode, la jeune femme a développé une allergie: la «logo-phobie». Certaines marques et enseignes lui sont devenues insupportables. Au point qu’elle envoie ses Levi’s 501 chez le cordonnier pour qu’il fasse disparaître à coup de marteau le sigle gravé sur les boutons.
A l’image de Cayce, les consommateurs no-no ne craignent pas la contradiction. Ils ont lu le best-seller altermondialiste de Naomi Klein, «No Logo», et ils en tiennent compte dans leur liste de shopping. Ils boudent les publicités et les marques, mais pas le plaisir de la consommation.
Et comme il faut bien s’habiller, ils optent pour des créateurs aux collections reconnaissables à leurs étiquettes neutres. Exemple: le très branché Martin Margiela. «Il a construit sa réputation sur l’invisibilité, explique Stéphane Bonvin, spécialiste mode du magazine Edelweiss. Ses vêtements ne portent pas d’étiquette à son nom, mais des numéros techniques, cousus de manière à ce que les initiés reconnaissent le point de croix à l’extérieur du vêtement.»
Selon le même principe, la boutique genevoise Septième Etage, très sélect, a opté pour une devanture totalement anonyme. Impossible de trouver le nom du magasin sur la rue. «Une enseigne aurait attiré une clientèle qui n’est pas la nôtre, explique Katharina Sand, la propriétaire. Il y a une compréhension naturelle avec nos clients, et le bouche-à-oreille est bien plus efficace qu’une enseigne.»
Le mouvement «no logo» a des antécédents inattendus, tels Carrefour, aujourd’hui deuxième groupe mondial de la grande distribution. En 1976, le discounter lançait les «produits libres», des produits sans marques mais «aussi bons, moins chers». Une mine d’or!
Plus récemment, la chaîne japonaise Muji (abrégé de Mujirushi Ryohin, qui signifie «produits de qualité sans marque») a bâti son succès sur l’absence théorique de signe de reconnaissance. Sa succursale parisienne, ouverte il y a cinq ans, attire les branchés de la capitale. Sans promotion, ni label ostensible, le distributeur japonais a appliqué tous les principes de vente… à l’envers. Les marketeurs ont parfaitement identifié la tribu des no-no. Ils s’empressent de concevoir des produits à sa convenance, donc sans griffe. Le piège dénoncé par Naomi Klein s’est déjà refermé.
De tels exemples de marketing volontairement introverti mais néanmoins ultraperformant pourraient bien faire des émules du côté des grands groupes confrontés aux exigences d’une clientèle à tendance no-no. Certaines marques viennent même de prendre de vitesse les no-no en ajoutant au refus du nom celui de la fonction. Chez Colette, le célèbre concept-store parisien, on trouve désormais des produits sans objet, depuis la montre qui n’affiche pas l’heure jusqu’au no-bag de Lancel (un sac à main banalisé qui n’en est pas vraiment un).
Comme les bobos, les no-no parviendront-ils à vivre leurs paradoxes sans inconfort apparent? Le bobo incarnait «l’esprit de l’époque, avec une éthique et des étiquettes par-dessus, résolvant ainsi l’équation impossible: concilier réussite matérielle et anticonformisme, consommation et rébellion», estimait Marie Giral dans Les adulescents (éditions Le Pré aux Clercs).
Les no-no, en effaçant les étiquettes, tenteraient-ils de camoufler une ambivalence plus difficile à assumer dans un contexte économique morose?
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Une version de cet article de Largeur.com est à lire cette semaine dans L’Hebdo.