LATITUDES

Johnny, le peuple au micro

Depuis une quarantaine d’années, la France ne cesse d’ériger Johnny Hallyday en idole faîtière. C’est que l’homme a su adresser à la nation souveraine tous les signes d’appartenance à ses rangs.

Johnny, soixante ans, la «tournée des stades», l’étape de Genève à la fin de cette semaine. Le spectacle est d’ores et déjà garanti – d’ailleurs un téléspectateur de Suisse romande sur deux le sait, qui l’a déjà regardé sur les écrans de TF1 l’autre jour: l’homme descend des nuées comme un dieu, commence avec «Que je t’aime» et fonce comme une bête jusqu’au terminus.

Quand j’écris dieu, c’est à dessein. Tout dieu n’est en effet qu’une invention du peuple, et le principe s’applique à notre cas: si Johnny s’est partiellement fabriqué tout seul et possède quelques atouts de bon rocker, c’est bel et bien la France qui ne cesse, depuis une quarantaine d’années, de l’ériger en idole faîtière.

Tenez. Regardons notre ami Jean-Philippe Smet venir au monde. Nous sommes le 15 juin 1943 à 13 heures, dans la clinique Marie-Louise, à Paris, et déjà tout colle entre la fantasmagorie collective et sa petite personne. Ainsi son enfance sera-t-elle difficile et néanmoins placée sous le signe de la débrouillardise, conformément aux canons majeurs de l’imagerie parisienne.

Vous y trouverez le pavé de la rue, comme dans les films noir et blanc des années quarante, le bricolage affectif et vital placé sous les auspices accolés du Gavroche hugolien et du titi local standard, et le spectacle chansonnier dans le sillage historique d’Edith Piaf ou Maurice Chevalier.

Dès lors, moteur! Jean-Philippe Smet est âgé de quelques mois à la séparation de ses parents. Une tante le recueille. Cette tante a deux filles. Ces deux filles, dont l’une épousera plus tard un dénommé Lee Hallyday, sont danseuses comme celui-ci. Ce trio forme le groupe «Les Hallyday’s». Il entraîne en tournée permanente la tante et son petit protégé, allant de salles de théâtre en hôtels modestes à travers l’Europe.

Agé de dix ou douze ans, le jeune Jean-Philippe profite des entractes pour chanter sur scène «Les Cadets de Gascogne» ou «L’Abeille et le papillon». Puis il découvre Elvis Presley à la faveur du film «Lovin’ you», et prononce à l’instant ses vœux d’aspirant rocker. Il enregistre bientôt son premier disque. Nous sommes en 1960. Jean-Philippe Smet s’appelle maintenant Johnny Hallyday, en hommage à son cousin par alliance, et le peuple peut se réjouir: la créature qu’il vient de susciter fonctionne.

Quarante-trois ans plus tard, les chiffres prospèrent. 80 millions de disques vendus, 18 albums de platine écoulés à 500’000 exemplaires chacun, et 100 tournées grosses de 17 millions de spectateurs. Le peuple de France puise dans ces données de quoi magnifier sa propre ligne d’horizon. Le tournoiement dépressogène qui l’accable journellement à force d’impôts, de licenciements massifs et de programmes d’austérité sélectifs, se réarticule à l’écoute des 900 chansons enregistrées par l’Ouvrier magnifique.

Si celui-ci s’immole au labeur et transpire sur scène, comme fait tout un chacun au fond des mines que sont devenus les usines et le secteur tertiaire, c’est pour transcender ses origines, conjurer ses pesanteurs, se déployer sous les vivats, occuper à demeure la couverture des magazines, devenir l’ami des célébrités en général et du Président de la République en passant, être nommé par celui-ci chevalier de la Légion d’honneur, et simultanément grappiller l’extase terrestre en bondissant d’un amour au suivant.

La recette hallydienne est simple. Il suffit d’adresser en permanence, à la nation souveraine, tous les signes d’appartenance à ses rangs. Premier élément, le service militaire au 43e Régiment d’infanterie d’Offenburg en Allemagne, à l’instar de n’importe quel appelé moyen. Deuxième élément, un mode de vie familiale et suprafamiliale calqué sur le schéma du clan, pour incarner d’autant mieux la devise «Liberté, Egalité, Fraternité». Troisième élément, le labour systématique du terroir national à coups de concerts dans les grandes villes, dans les bourgs pétris de touristes et sur les terrains de football flambants neufs, c’est-à-dire partout où se tient l’électeur potentiel — je veux dire le discomane en processus d’accoutumance.

Surtout, glorifions l’Amérique. Attention, pas celle de George W. Bush, ni même celle de Martin Luther King. Pas celle de la politique et des idées. Seulement celle qui produit l’illusion d’un espace assez libre pour y jouer le sauvage. Seulement celle qui représente, aux yeux de tous, l’utopie d’un Ailleurs assez codifié pour être immédiatement habitable. Seulement celle qui est faite de rock n’roll, justement, avec son chapelet de villes mythifiées. Celle qui est faite de voitures voraces en distance comme en essence. Qui est faite de motocyclettes assez clinquantes pour rassurer le voyageur sur sa propre carrure. Qui est faite de toute cette pacotille si puérile qu’elle confère, à quiconque s’en environne, le sentiment d’être imprégné d’énergies primales.

Telles sont les balises que le peuple de France s’imagine au moyen de Johnny. Ainsi va-t-on plus hardiment vers l’avenir. Et j’oubliais, le cinéma! Du vrai septième art, fécondé par l’art de glisser beaucoup de solitude dans les postures du «french rocker» archétypalisé. Ainsi s’enchaînent au fil des ans, en progression qualitative méritoire parmi quelques nullités définitives, «Détective» de Jean-Luc Godard, «Love Me» de Laetitia Masson, ou «Mischka» de Jean-François Stévenin.

Il reste à chanter, surtout. Remonter pour la cent millième fois sur la scène, attaquer la mélodie, se rappeler les paroles, tenir les notes, garder le souffle, espérer que le cœur ne lâche pas, et tomber à genoux puis se cambrer comme à l’espagnole, pour ignorer d’autant plus spectaculairement le temps qui passe.

Continuer jusqu’à la fin, l’œil bleu gavé de mélancolie, face à soixante mille corps serrés les uns contre les autres, en régression dans le ventre électrisé des stades.