Après la prédiction du nombre de manifestants qui a alimenté les chiffres les plus fantaisistes, place à ceux de l’estimation qui ne le sont pas moins. Combien étaient-ils? 50’000 selon la police, le double selon les organisateurs. La manif d’hier n’a pas dérogé à une longue tradition d’évaluations très disparates d’une foule.
D’un côté des forces de l’ordre qui soustraient, de l’autre des organisateurs qui ajoutent. Capable d’explorer Mars, l’homme de ce début de XXIe siècle serait-il incapable de dénombrer ses semblables lorsqu’ils descendent dans la rue? A quelles méthodes recourt-on en pareilles circonstances?
«Nous nous livrons alors à un calcul un peu aléatoire qui tient compte de la largeur de la route et de la longueur du cortège. Nous savons aussi, par exemple, que quand la place des Nations est pleine à craquer, il y a telle quantité de personnes. Mais dimanche, ce sera une première avec ces deux cortèges simultanés. Croyez-moi, nous aurons autre chose à faire que compter les manifestants», m’expliquait la semaine dernière Jacques Volery, l’attaché de presse de la Police cantonale genevoise. A Lausanne, son collègue vaudois me répond sèchement: «Il n’y a pas de méthode», et refuse de me donner son nom alléguant que «c’est pas nécessaire.»
Chez les altermondialistes, l’estimation ne se fait pas au pifomètre. «C’est très simple, pour compter une foule (grande manif), on compte un échantillon (par exemple 1000 personnes), on regarde quelle distance ces personnes prennent. En connaissant la longueur de la manif, on trouve le nombre total de manifestants. Après, il y a une divergence entre la police et nous. La police diminue le nombre et nous, on l’augmente un peu (10 à 20 %)» me confie un responsable du Forum Social Lémanique.
Si en Suisse chacun y va de ses petits calculs, en France, où descendre dans la rue fait office de sport national, la question des méthodes utilisées pour le comptage des manifestations a été traitée par les autorités politiques. Suite à une distorsion de plus en plus forte entre les comptages «officiels» et ceux des organisateurs qui peuvent en annoncer jusqu’à vingt fois plus, un sénateur demandait, en 1998, au ministre de l’intérieur de préciser «d’une façon définitive les méthodes utilisées par son ministère.»
On lui répondit que les défilés de plus de 1’000 personnes donnent lieu à un comptage systématique. Une ou plusieurs équipes, composées de deux ou quatre fonctionnaires, rompus à ce genre d’activité, sont mises en place sur des points du trajet jugés les plus judicieux (surplomb, rétrécissement de chaussée…) et procèdent au comptage du nombre de personnes composant chaque rang au moyens de compteurs manuels.
Par ailleurs, à la veille et à l’issue de la manifestation, un certain nombre d’éléments sont pris en compte: la longueur, la largeur moyenne, la surface ouverte, le taux moyen d’occupation au sol, la vitesse moyenne de déplacement, l’heure de départ et d’arrivée de la tête du cortège. Une observation à partir d’hélicoptères permet de confirmer les évaluations faites au sol.
Résultat, les fonctionnaires «compteurs» n’ont pas le moral. «Je hais les dimanches», déclarait l’un d’eux, placé sur le trajet République-Nation et appuyant sur le poussoir de son compteur à main, tous les dix manifestants. Quant au souci de scientificité, il ne met pas les chiffres officiels français à l’abri de la contestation.
Au soir d’une manif ayant réuni 250’000 personnes selon la préfecture et un million selon les organisateurs, Anne Sinclair demandait à Raymond Barre où se trouvait la vérité. «Je doublerais le chiffre de la police et diviserais par deux celui donné par les organisateurs; il y avait entre 500’000 et 600’000 manifestants» répondit le professeur. Une solution contestée le même «grand soir» par le journaliste Gérard Carreyrou qui proposait lui de «faire la moyenne des deux estimations».
Combien étaient-ils à Genève? 50’000 et 100’000 sont les limites inférieures et supérieures entre lesquelles se situe vraisemblablement le nombre exact de manifestants. Un nombre dont se soucient guère des protagonistes placés dans un rapport de forces et préoccupés par les seules catégories du «peu», «beaucoup», «énormément» ou du «moins que prévu» et «plus que prévu».