Qu’est-ce exactement que cette «feuille de route» à laquelle Ariel Sharon vient de donner son aval? Où se situent ses enjeux et ses limites? Explications détaillées.
La feuille de route pour le règlement du conflit israélo-palestinien à l’horizon 2005 vient de franchir un cap important. Elle avait été officiellement présentée le 30 avril dernier par le Quartet, soit les Etats-Unis, les Nations Unies, la Russie et l’Union européenne.
Dimanche dernier, Ariel Sharon lui a enfin apporté son aval, déclarant qu’il était grand temps de partager la terre entre Israéliens et Palestiniens. Le lendemain, réalisant l’impensable, il a désigné du terme d’«occupation» la présence de l’armée israélienne en Cisjordanie et à Gaza pour en dénoncer les effets pervers sur les économies israélienne et palestinienne.
Ces déclarations sont d’autant plus remarquables qu’elles sont l’œuvre d’un faucon qui s’était affirmé jusque là comme l’un des plus ardents défenseurs d’un Grand Israël s’étendant sur toute la Palestine historique.
Saisissant la balle au bond, le président américain George W. Bush a annoncé qu’il s’apprêtait à présider prochainement au Proche-Orient deux sommets en présence des Premiers ministres Ariel Sharon et Abou Mazen.
L’analogie avec le Sommet de Camp David de 1978 qui avait réuni Begin et Sadate sous l’égide du président Carter est évidente. Et déjà, les commentateurs politiques de tous bords soulignent ce paradoxe selon lequel seuls les faucons du Likoud seraient à même de faire la paix avec leurs voisins.
Un tel optimisme est pour l’heure bien hasardeux. Car la feuille de route, telle que parrainée par le Quartet, n’offre en fait aucune garantie de réussite. Inutile d’y voir un plan de paix détaillé, avec des mécanismes d’application précis. Selon ses initiateurs, un tel plan de paix se serait heurté à la méfiance réciproque des Israéliens et Palestiniens après plus de deux années d’Intifada.
Mieux valait opter pour une approche dissociée selon laquelle les deux parties adoptent séparément des mesures destinées à rétablir un climat de confiance mutuelle. Aux Palestiniens, on demande l’arrêt des attentats, le désarmement des milices palestiniennes (les tanzim) et la réforme de l’Autorité palestinienne.
Des Israéliens, il est attendu qu’ils gèlent la construction de nouvelles colonies de peuplement et qu’ils allègent les mesures de répression dans les territoires occupés en cessant les déportations, les destructions d’habitations civiles et les restrictions de mouvement.
Dans une seconde étape, une conférence internationale devra être organisée, au terme de laquelle un Etat palestinien provisoire à souveraineté limitée serait déclaré. Dans une troisième et dernière étape, les négociateurs israéliens et palestiniens négocieront les questions dites de statut permanent, soit les frontières définitives, le statut de Jérusalem et le sort des réfugiés.
Mais en faisant reposer l’ensemble du processus sur des variables aussi incertaines que la bonne volonté des sociétés israéliennes et palestiniennes, voire les pressions américaines, la feuille de route porte en elle les germes d’un probable échec.
Comment demander au nouvel homme fort de l’exécutif palestinien, Abou Mazen, de maîtriser l’Intifada, alors que son appareil de sécurité est quasiment détruit et que le pouvoir sur le terrain appartient désormais aux nombreux chefs de tanzim, pour la plupart opposés à la reprise du processus de paix? Comment lui demander cela alors que les mesures de répression israélienne dans les territoires occupés ont repris de plus belle, accablant plus de 3 millions de civils palestiniens?
La mise à l’écart du Président Arafat, le seul leader disposant d’une légitimité incontestée au sein de la société palestinienne, apparaît déjà comme une erreur lourde de conséquence.
Du côté israélien, on peut douter de la capacité de Sharon à convaincre les membres de sa coalition gouvernementale de droite/extrême-droite d’aller jusqu’au bout de la «feuille de route».
Déjà plusieurs hommes politiques israéliens se sont réjouis ouvertement de l’échec probable d’Abou Mazen en matière de sécurité et de l’annulation prochaine de l’initiative de paix. D’autres espèrent que l’on mette fin au climat de violence, mais sans que cela n’aboutisse pour autant au démantèlement des colonies ou à l’établissement d’un Etat palestinien réellement indépendant. Rares ont été les voix appuyant l’idée de deux Etats vivant harmonieusement côte à côte.
Paradoxalement, le principal point faible de la feuille de route n’est pas tant son manque de précision, comme on l’a tant dit, mais ce que l’on présente comme étant son point fort, à savoir le principe des concessions initiales simultanées. Judicieux dans un contexte d’équilibre entre protagonistes d’un conflit, il tend ici à rendre les dirigeants israéliens maîtres de la situation, indexant l’avenir du processus de paix sur les sentiments de sécurité pour l’heure exacerbés de leur population. Il accrédite ainsi l’idée que les violences palestiniennes sont la cause de l’occupation israélienne alors qu’elles n’en sont qu’une des conséquences. Rappelons que cette occupation, condamnée à de maintes reprises par l’ONU, dure depuis 1967.
Le déséquilibre instauré de fait par la feuille de route est déjà manifeste dans les mesures prises de part et d’autre. Les Palestiniens ont été contraints de procéder à la réforme d’un système politique certes corrompu, mais qui disposait d’une véritable légitimité démocratique. On les enjoint à présent d’entreprendre une campagne de répression hautement impopulaire contre les tanzim.
Hormis ses récentes déclarations «généreuses», le gouvernement Sharon n’a encore pris aucune mesure concrète de réconciliation, que ce soit en ce qui concerne l’allègement de son régime d’occupation, ou l’arrêt de la colonisation.
Pire encore, le gouvernement Sharon s’est même permis de commettre une entorse à la lettre et à l’esprit de la feuille de route en annonçant son refus de considérer à l’avenir le droit au retour des réfugiés.
En sabordant ainsi la dernière étape du processus établi par le Quartet, il a probablement cherché à rassurer son opinion politique en éloignant le spectre, soigneusement entretenu par les dirigeants israéliens depuis 1948, d’un retour vengeur des réfugiés.
Mais dans le même temps, il a déjà aliéné les communautés de réfugiés, qui comptent jusqu’à 80% de la population à Gaza et 32% en Cisjordanie, au processus de paix. La mission d’Abou Mazen n’en est que plus difficile.
En refusant toute concession sur la question du retour des réfugiés, ce sont aussi les pays arabes que le gouvernement Sharon place au pied du mur. Il les met en effet en demeure d’accepter la réinstallation permanente des réfugiés sur leur territoire sans contrepartie politique ou financière.
On ne pouvait trouver mieux pour torpiller le processus de paix dans son ensemble.
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Jalal Al Husseini, 36 ans, est docteur en science politique et chercheur en relations internationales. D’origine suisse et palestinienne, il est domicilié à Amman.
