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L’Europe en subit déjà les dommages collatéraux

Quelles seront les conséquences politiques de cette guerre qui vient de commencer? Analyse.

Sommet européen à Bruxelles en cette fin de semaine où l’armée américaine se lance à l’assaut de l’Irak dans des conditions telles qu’il est absolument impossible d’en prévoir et même d’en supputer les conséquences.

Mais — et c’est une nouveauté par rapport à la première guerre du Golfe –, les dommages collatéraux ont déjà lourdement frappé l’Union européenne en semant la division parmi ses membres et ses candidats.

Au niveau des peuples, les choses sont assez claires et les divisions patentes: alors que l’opposition à la guerre ne remplit pas les places des capitales est-européennes, à l’ouest, quelle que soit la position des gouvernements, les manifestants ne cessent de clamer en masse leur refus de la guerre.

Ce clivage se retrouve bien sûr dans les options gouvernementales: à l’exception de la Russie qui a d’autres visées stratégiques, tous les pays naguère soumis à Moscou sont favorables à Washington.

Nous aurions tort de nous en étonner: pendant toute la guerre froide, ce sont les Américains qui ont polarisé tous les espoirs de retrouver un jour la liberté. Et si cette liberté est arrivée en 1989, chacun sait à l’Est que c’est le coup de poker de Reagan qui, relançant la course aux armements, a poussé l’URSS dans ses derniers retranchements et l’a contrainte à avouer son impuissance, ouvrant ainsi la voie au réformisme de Gorbatchev.

Au lendemain de la chute du communisme, les Etats-Unis se sont non seulement montrés efficaces sur le plan économique en favorisant le passage au capitalisme, mais ils ont aussi eu la sagesse d’aider à la reconversion d’anciens cadres communistes en leur prodiguant des cours accélérés de libéralisme.

Les résultats ne sont peut-être pas toujours probants — il est des reconversions délicates, les anciennes habitudes sont tenaces — mais cela a permis de créer, sur un fond de consensus populaire, des liens et des réseaux qui fonctionnent aujourd’hui. De surcroît, les Etats-Unis n’ont pas oublié les jeunes cadres, ceux qui aujourd’hui sur leurs 35-40 ans peuplent les cabinets ministériels et les administrations.

L’Europe, la vieille Europe, n’a pas eu cette sagesse alors qu’elle aurait pu profiter de l’empathie culturelle ancienne et solide dont elle jouit à l’Est. Frileuse, égoïste, obnubilée par les problèmes d’immigration, elle a au contraire dressé de nouvelles barrières bureaucratiques envers des millions de gens qui pour la première fois de leur vie pouvaient enfin voyager.

Visiter Paris ou Londres, l’Italie ou l’Espagne était une urgence pour les habitants de Varsovie, de Prague ou de Sofia. Au lieu de les accueillir les bras ouverts, de faire jouer à plein l’hospitalité et la sympathie, nous les avons traités comme des moins que rien et des profiteurs quand ce n’était pas comme des métèques. Aujourd’hui, nous devons payer la facture. Je dis nous car la Suisse n’a de loin pas été plus ouverte.

Rescapés de l’ordre moscovite, la première de leur priorité politique était leur adhésion à l’OTAN, une adhésion ressentie à juste titre comme la seule protection possible contre un retour en force de la Russie. Là aussi les Américains ont joué vite et bien quand on connaît les pesanteurs propres à chaque bureaucratie gouvernementale, a fortiori si elle est militaire.

En quelques années, ils ont imaginé le Partenariat avec l’OTAN (1995) qui apportait un sentiment réel de sécurité, partenariat qui fut tout aussi rapidement élargi à une adhésion pure et simple sanctionnée en automne dernier.

Rassurée militairement par l’OTAN, convaincue idéologiquement par le libéralisme, celle que l’on appelait hier encore l’Autre Europe se sent géographiquement, culturellement, politiquement, humainement complètement européenne et c’est pour cela que son adhésion à l’Union européenne est vue partout comme une chose allant de soi, normale, évidente même. La surprise vient plutôt de la lenteur de l’offre d’entrée, de l’âpreté des négociations, de la longueur des échéances.

Or la crise actuelle sur fond de divergences sur l’intervention américaine en Irak risque de coûter cher.

La grossièreté d’un Jacques Chirac qui se permet de les traiter comme des gamins en les accusant d’être mal élevés ne sera pas oubliée de si tôt. Plus grave encore, la polémique déclenchée par le président français, au-delà de son paternalisme d’un autre temps, va faire jouer des réflexes nationalistes des deux côtés.

Car enfin, la France, pour ne citer qu’elle, devra elle aussi se prononcer sur l’adhésion des pays de l’Est. On ne voit pas aujourd’hui, et encore moins demain pour peu que la crise irakienne se prolonge, comment les Français pourraient donner leur approbation à un élargissement qui les laissait déjà fort sceptiques avant que Bush ne décide de faire donner ses bombardiers.

Il n’y a pas besoin d’être devin pour comprendre que tout à leurs règlements de compte internes, les « vieux » Européens vont commencer par s’écharper sans trop se soucier des retombées de ces conflits sur les pays candidats. Cela prendra du temps. J’y vois hélas! un grand danger pour les pays candidats, celui de payer les pots cassés en restant en rade pour quelques années supplémentaires.

Pour le plus grand avantage des Etats-Unis qui ne manqueront pas d’occuper le terrain ainsi libéré.