Mélodrame qui renoue avec l’esthétique flamboyante des années 50, «Loin du paradis» est un grand film sur la tyrannie des apparences. Avec Julianne Moore en belle captive confite dans ses robes de taffetas.
C’est un film de filles, incontestablement. On y pleure à chaudes larmes, heureuse de mouiller ses kleenex et de tester du même coup la qualité de son mascara.
On pleure devant tant de vies gâchées, devant le destin de Cathy Whitaker (Julianne Moore), mère de deux charmants bambins et épouse modèle d’un homme rattrapé par son homosexualité (Dennis Quaid).
Le temps d’une saison, cette femme au foyer parfaite, surnommée La Rouge au collège parce qu’elle fréquentait des Juifs, aura connu l’amour auprès de Raymond, son jardinier noir, amateur d’art contemporain (Dennis Haysbert). Mais face à l’hostilité de son environnement, Cathy n’ira jamais plus loin qu’une danse dans un bouiboui de campagne.
«Loin du paradis», de Todd Haynes, n’est pas une parodie de mélodrame. En fin connaisseur d’un genre qui a connu son apogée dans les années 50 avec Douglas Sirk, Cukor ou Minelli, le réalisateur n’a aucune envie de se moquer d’un cinéma qui a toujours eu les faveurs du public féminin et gay, celui-ci trouvant, à travers les grandes figures féminines héroïques et souvent sacrifiées du mélodrame, belle matière à identification.
Almodovar ou Fassbinder ont, chacun à leur manière, rendu hommage au genre. Le premier en osant réaffirmer la puissance des sentiments par l’artifice assumé du cinéma, le second en revisitant l’histoire allemande du point de vue des vaincus, c’est-à-dire des femmes. James Ivory («Les Vestiges du jour») ou Terence Davis («Chez les heureux du monde») se sont également appropriés le genre pour raconter les contraintes mortifères de la société anglaise du XIXe siècle.
Gay et militant, Todd Haynes apporte désormais une nouvelle pierre au bel édifice mélodramatique. Du générique écrit en lettres attachées jusqu’à la musique du vétéran Elmer Bernstein, de l’utilisation délicate des saisons jusqu’à la précision des décors et costumes, Todd Haynes reste dans la convention du cinéma des années 50. C’est de l’intérieur de ce théâtre social d’apparence parfaite que le réalisateur de «Velvet Goldmine» fait surgir les failles. Les sublimes robes aux couleurs automnales de Cathy Whitaker sont en réalité des camisoles de force tout comme les costumes en tweed avec chapeau de son mari servent à cacher une homosexualité mal vécue.
Cathy et Frank Whitaker sont des automates à sourire et à montrer l’exemple. Ils sont victimes de la tyrannie des apparences, mais victimes consentantes: ils ne jouent pas la comédie, ils sont véritablement ce mensonge voulu par la société blanche américaine puisqu’ils n’ont pas accès à leurs sentiments — sauf quand le drame se déclenche. D’où leurs dénis permanents.
Cathy par exemple ne dit jamais «je veux, je peux, je sais», mais construit ses phrases sur le mode négatif: «Je ne suis pas raciste, je ne voudrais pas que vous croyiez que etc»
D’ailleurs, le seule reproche que la mère fait à ses enfants porte sur une faute grammaticale insignifiante: «Il faut dire ‘je NE veux pas’, et pas ‘j’veux pas’»
Pour éviter d’affronter les sujets qui dérangent, toute la vie sociale de cette petite ville du Connecticut s’organise autour du babillage: organisation de cocktails, de parties, de vernissages. On parle mondain ou concret (combien ça coûte? comment vas-tu? quelle heure est-il?), jamais des choses qui blessent.
Après avoir surpris son mari dans les bras d’un homme, Cathy ne demande aucune explication; elle se contente de lui dire, à son retour à la maison, que le couvreur a passé et qu’il a laissé un devis de 1’200 dollars pour le toit.
Cette mascarade nous ferait rire si elle ne nous faisait pas pleurer. Pleurer, car une femme en souffre dans sa chair — son mari aussi, mais il ne porte pas en plus le poids de la famille et des voisins. Et c’est là que l’on rejoint la trame originelle du mélodrame: il s’agit toujours de raconter la destruction implacable d’une femme. Curieusement, l’homosexualité du mari et la haine raciste à laquelle est confronté le jardinier sont moins lourd à porter que le simple fait d’être une femme.
Très beau film de sentiments et charge contre une Amérique qui doit sa tranquillité à sa peur panique de tout ce qui ne lui ressemble pas, «Loin du paradis» émeut d’abord par sa beauté sidérante et, chose rare, par l’émotion que distille son extrême stylisation. L’autre atout du film, c’est l’empathie avec laquelle le cinéaste filme son héroïne, combien il l’accompagne dans la naissance de ses sentiments, combien il l’observe sans la juger, combien il nous la fait aimer sous ses dehors de blonde stupide.
A l’image du film, elle s’applique à rester lisse, polie et policée alors même qu’elle en crève. Avec ses cheveux teints en blond — plus sage que sa rousseur naturelle –, sa silhouette volontairement alourdie comme souvent les femmes délaissées et ses allures à la Lana Turner, Julianne Moore est bouleversante de chagrin dissimulé, de frustrations rentrées et de désirs contrariés.
Mais Todd Haynes n’est pas vache. Il n’a pas pour son héroïne la cruauté d’un Sade ou d’un Griffith; il lui laisse une chance de s’en sortir ou de rêver pouvoir le faire un jour. C’est le sens d’une des plus belles scènes du film, celle où Cathy s’adressant à Raymond lui dit: «Vous êtes si beau!»
Pour la première fois, Cathy Whitaker parle sur le mode affirmatif et exprime quelque chose d’elle, et non pas de la société à laquelle elle appartient. C’est une des plus bouleversantes litotes de l’histoire du cinéma.
