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Pascal Couchepin ridicule à Paris

Nous vivons dans un pays vraiment extraordinaire avec des dirigeants encore plus extraordinaires! Prenez les célébrations entourant le bicentenaire de l’Acte de Médiation dont l’apogée a été marquée par le déplacement à Paris le 20 février du président de la Confédération, Pascal Couchepin.

Il s’est rendu dans leur capitale pour remercier les Français de «la sagesse politique de ce texte qui a convenu aux intérêts de la Suisse et de la France» comme il le déclare dans une tribune libre du Monde par ailleurs intitulée «La longue amitié franco-suisse» comme si les armées françaises qui ont envahi la Suisse en 1798 et l’occupaient encore en 1803 étaient amicales!

Face à un tel comportement de leur président, que disent les Suisses? Rien. Or s’ils connaissaient leur histoire, s’ils avaient encore un minimum de respect pour l’action politique de leurs ancêtres, s’ils s’intéressaient à autre chose qu’à leur petit confort, les places de nos villes auraient immédiatement dû retentir des cris de colère d’un peuple bafoué par une telle atteinte à son patriotisme le plus élémentaire.

Car enfin, pour donner un exemple clair, la Suisse de 1803, celle l’Acte de Médiation était aussi indépendante que la France de Pétain dans les années 1940. Vous imaginez un président français se rendant à Berlin dans 150 ans pour remercier les Allemands d’avoir enfin imposé à leur pays les vraies valeurs?

Il y a dans l’action de Couchepin une grande confusion. Je le soupçonne, en politicien madré qu’il est, d’avoir profité «pragmatiquement» ainsi qu’il aime à définir sa politique d’une occasion d’aller parader à Paris dont les pompes républicaines impressionnent toujours les provinciaux que nous sommes. Le faire aux dépens de la vérité historique n’en reste pas moins une faute.

Deuxième confusion: on ne peut réunir, si l’on parle de 1803, le sort de la Suisse et celui des cantons. La Suisse de 1803, je le répète, était un Etat croupion complètement dominé par la France, occupé militairement par les troupes françaises, dépourvu de toute indépendance et même de gouvernement. Rien qui puisse correspondre au grand mythe helvétique des monts indépendants. Ni à celui de la Suisse libre et souveraine. Par contre, la formation de six nouveaux cantons est effectivement pour leurs habitants un acte fondateur qui mérite d’être célébré. Les Saint-Gallois l’ont bien compris qui ont décidé de donner un certain panache à ces festivités.

Dans le respect de l’histoire, Couchepin aurait dû mettre le drapeau suisse en berne à Berne et laisser les cantons concernés – Vaud, Argovie, Thurgovie, Saint-Gall, Grisons et Tessin – fêter leur incorporation à la Suisse comme bon leur semble. Si Couchepin est inexcusable, il n’en va pas de même pour les Suisses.

Cette période de l’histoire est maltraitée depuis un bon siècle. Les grands historiens la survolent comme chat sur braise. Il n’a qu’à se référer à la «Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses» (Ed. Payot-Lausanne) pour s’en rendre compte. Il y a cent ans, le grand Dierauer faisait de même. Le documentaire d’Anne Cuneo présenté par la télévision fait aussi l’impasse sur les causes des luttes politiques de l’époque et singulièrement sur la luttes des classe. Car, en ce temps-là, c’est bien cette lutte-là qui fit fureur.

Elle mettait aux prises des paysans encore fréquemment réduits au servage, dans tous les cas soumis à la dîme, des aristocrates rivés à leurs privilèges exorbitants et une bourgeoisie en pleine ascension qui n’en pouvait plus de vivre au Moyen Age.

Ces enjeux politiques se traduisirent par une révolution importée en 1798 à la pointe des baïonnettes françaises et par de violentes guerres civiles locales dans les années suivantes. Ils sont aujourd’hui complètement gommés de notre mémoire historique parce que l’historiographie officielle et consensuelle en vogue à la fin du XIXe siècle imposa sa pensée unique.

Il est vrai qu’il est compliqué de nos jours d’expliquer pourquoi le rôle de l’armée française fut politiquement «de gauche» en Valais en 1798 et 1799 pour mâter la révolte du Haut et «de droite» en 1802 pour venir à bout de la révolte paysanne vaudoise dite des Bourla Papey. Mais ce n’est pas une excuse, car alors à quoi sert, par exemple, une commission Bergier pour la Seconde guerre mondiale?

Pour risquer une parallèle audacieux mais parlant, mettons que la Suisse de 1802-1803 avait pour Napoléon l’importance qu’a l’Irak pour George W. Bush, nos cols alpins d’hier étant le pétrole d’aujourd’hui. Sans contrôle des Alpes, Napoléon ne pouvait dominer l’Europe. Pour ce faire, il appliqua à la Suisse le principe élémentaire de diviser pour régner. Il créa des cantons, il se garda Genève et le Valais, indispensables au contrôle de la route militaire du Simplon et, à l’intérieur de ces petites entités, il laissa libre cours aux forces dominantes, libérales modérées dans le canton de Vaud, oligarchiques à Berne ou à Zurich où les vieilles familles revinrent au pouvoir, catholiques réactionnaires dans les cantons primitifs.

En l’absence d’un Etat central, ces différences n’avaient aucune importance, d’autant plus que chaque canton était tenu de fournir son lot de chair à canon, deuxième intérêt de Napoléon. De là à vanter l’œuvre institutionnelle du petit caporal, il y a un pas que je me refuse à franchir.

Certes, les frontières cantonales n’ont plus bougé depuis 1803. Mais pourquoi? Parce que de 1803 à 1847, la Confédération a été soumise à une restauration rampante avec l’Acte de Médiation et à une Restauration ouverte avec le pacte de 1815. Les conservateurs au pouvoir n’allaient évidemment pas révolutionner les frontières! Et en 1848, les radicaux grands vainqueurs de la guerre civile du Sonderbund purent imposer sans peine leur propre médiation aux nombreux cantons catholiques qui refusèrent massivement la nouvelle Constitution en s’accommodant de l’Etat dont ils prenaient le contrôle.

Une chose encore: dans son article du Monde, le président Pascal Couchepin laisse transparaître une sympathie évidente pour Napoléon. Comme citoyen suisse cela me gêne de voir mon président «ne pas reprocher», comme il dit à Bonaparte, «de servir les intérêts de sa politique». Qu’il le pense à titre personnel est son droit le plus strict, mais j’estime que comme président il devrait, en toute décence, avoir plus de retenue.

Napoléon, quoiqu’en disent ses admirateurs, n’a d’égal dans l’histoire que Joseph Staline. Même capacité à modeler économiquement et institutionnellement un immense ensemble géopolitique de manière durable. Même mépris de l’homme. Même aptitude à massacrer ses contemporains.