Dans les années 1950, la Corée fut un cauchemardesque laboratoire de la guerre froide. La logique du dictateur nord-coréen échappe aujourd’hui au sens commun: pourquoi brandit-il un chiffon rouge sous les naseaux fumants du taureau yankee?
A quel jeu se livre Kim Jong-il, le dictateur fort peu débonnaire de la Corée du Nord? Depuis cinq mois, il multiplie déclarations et menaces envers les Etats-Unis sans qu’il soit possible de percevoir clairement l’objectif de son action.
Officiellement (c’est aussi la thèse qui prévaut au niveau de la pensée unique globalisée), il s’agirait pour lui d’échanger un programme d’armement nucléaire encore embryonnaire contre une juteuse aide économique internationale. Le Monsieur aurait besoin d’argent frais pour enrayer la famine qui ronge la population (23 millions d’habitants) du pays. C’est plausible, mais peu convaincant.
Ne serait-il pas plus simple, plus rapide et plus efficace, s’il s’agit vraiment de sauver des vies humaines, de renoncer aux programmes militaires lourds, de redimensionner une armée pléthorique estimée à plus d’un million d’hommes et de consacrer les fonds dégagés à une sérieuse réforme de l’agriculture coréenne, voire à l’importation de riz?
En réalité, dès que l’on réfléchit à la question nord-coréenne, on se trouve face à des logiques qui échappent au sens commun au moins autant que celles qui conduisent l’administration Bush à désirer si fort faire la guerre à l’Irak.
De même il est frappant de constater que si l’Irak est la pierre d’angle de la stabilité dans le monde arabo-musulman, la Corée du Nord occupe la même position en Extrême-Orient. Que la Corée du Nord commence à vaciller et ce sont la Chine, le Japon et – faut-il le préciser? – les Etats-Unis qui tremblent tant leurs relations sont imbriquées, complexes et, surtout, fragiles. Car si le Proche-Orient est pétrolièrement vital pour Washington, comment qualifier ses intérêts géopolitiques dans le Pacifique?
En menaçant, mardi 18 février, de dénoncer l’accord d’armistice de Panmunjon qui, le 27 juillet 1953, mit fin à la guerre de Corée sans toutefois ramener la paix, Kim Jong-il franchit un degré de plus dans l’escalade. Il n’est jamais bon de brandir un chiffon rouge sous les naseaux fumants du taureau yankee…
La guerre de Corée, premier conflit chaud de la guerre froide, éclata (déjà) en raison de l’aventurisme du leader communiste nord-coréen Kim Il-sung, le père de Kim Jong-il. Probablement dopé par les succès de Mao en Chine où les communistes parvinrent à se saisir de la totalité du pouvoir à la fin 1949 en contraignant Chang Kai-shek à se réfugier (le 8 décembre 1949) sur l’île de Taiwan, Kim Il-sung lance ses troupes à l’assaut le dimanche 25 juin 1950. Son but? Réunifier sous le drapeau rouge une péninsule anciennement colonisée par le Japon et arbitrairement divisée entre Soviétiques et Américains au lendemain de la Deuxième guerre mondiale.
«Un colonel du Pentagone contempla une carte scolaire pendant une petite demi-heure et, avec un mépris complet pour la topographie, pour les lignes commerciales ou de communication, pour les limites des institutions politiques ou juridiques locales ainsi que pour celles des propriétés foncières, proposa de trancher le pays en deux à hauteur du 38e parallèle», écrit Clay Blair, un historien militaire.
Les Soviétiques prennent immédiatement possession de leur zone et coupent toute relation avec le Sud, interrompant liaisons routières, ferroviaires ou électriques, divisant les familles et portant au pouvoir les communistes de Kim Il-Sung. Au sud, l’ONU organise des élections gagnées par Sygmann Rhee, un vieux lutteur indépendantiste qui dirigeait depuis 1919 un gouvernement coréen en exil. Puis, en 1949, Soviétiques et Américains retirent leurs troupes, abandonnant en un improbable face à face le Nord et le Sud.
Le 25 juin 1950, les troupes du Nord franchissent la ligne de démarcation et déferlent sur le sud. Leur avance est vertigineuse: en un mois exactement, ils atteignent les rives du détroit qui sépare la Corée du Japon. Seule la poche de Pusan, une zone de 80 km de diamètre environ, échappe à leur contrôle!
Les Etats-Unis ne perdent pas de temps non plus: le 25 juin déjà, ils réunissent le Conseil de sécurité de l’ONU qui prend acte de la rupture de la paix et décide d’intervenir en envoyant des troupes. En quasi totalité des forces étasuniennes flanquées de contingents venus de 16 autres pays. Le général Douglas Mac Arthur en prend le commandement et organise la reconquête qui, tout aussi rapidement de la mi-septembre à la fin octobre 1950, propulse les forces alliées jusqu’au Yalu, le fleuve qui sert de frontière avec la Chine.
Mac Arthur est persuadé que le jeune régime communiste chinois empêtré dans la reconstruction de son immense pays n’interviendra pas. Erreur! Initiant une tactique qui leur servira souvent par la suite, les Chinois passent à l’attaque le 25 novembre 1950, tout en proclamant qu’il n’en font rien et qu’il n’y a pas un soldat chinois en Corée!
Les Américains submergés par des troupes légères et insaisissables battent en retraite. A la veille de Nouvel-An 1951, Nord-Coréens et Chinois déclenchent une deuxième offensive, reprennent Séoul le 4 janvier 51, mais sont stoppés dix jours plus tard sur une ligne de front qui zigzague à une cinquantaine de kilomètres au sud de la capitale. En mars, les alliés contre-attaquent et reprennent la ville.
Après diverses opérations qui dureront jusqu’en juillet, la ligne de front se stabilise plus ou moins à hauteur du 38ème parallèle. Les armées adverses s’enterrent dans des tranchées et les négociations de paix commencent, elles dureront deux ans et ne progresseront vraiment qu’après la mort de Staline, ce qui permettra d’arriver à l’armistice aujourd’hui remis en question par Kim Jong-il.
Cette guerre fut un véritable laboratoire de la guerre froide. On vit un président, Eisenhower, se faire élire contre les démocrates en assurant qu’il était prêt en cas de besoin à lâcher quelques bombes atomiques sur la Chine. On vit des armées essayer leurs nouvelles armes. On ne sait pas grand chose de celles des Soviétiques, mais, l’ouverture de leurs archives vient de le confirmer, les Américains testèrent des armes bactériologiques.
On assista des deux côtés à un progrès fulgurant de la propagande idéologique. Et chaque camp maltraita les droits de l’homme, l’Urss alimentant le goulag en chair humaine et les Etats-Unis cédant à la folie collective du maccarthysme, cette première mise en application du principe bushien, «qui n’est pas avec nous est contre nous». Pendant ce temps, les Coréens, au nord comme au sud, végétèrent qui sous une dictature de gauche, qui sous une dictature de droite.
Depuis quelques années, la Corée du Sud est parvenue à trouver un équilibre démocratique. Il est possible qu’une solution politique mette fin à moyen terme à la division de la péninsule. Mais pour cela, il ne faudrait pas que le très étrange jeu auquel se livrent George W. Bush et Kim Song-il tourne au désastre. Depuis des décennies, la guerre couve sous la cendre du 38ème parallèle. Aujourd’hui, les autorités de Séoul disent vouloir tout faire pour l’éviter. Une position partagée par Moscou, Pékin et Tokyo.
Mais pour Washington, l’option militaire reste ouverte. Après le Proche-Orient, l’Extrême-Orient?
