Vaclav Havel s’en va, mission accomplie. Cet écrivain-dramaturge, fourvoyé en politique par nécessité civique comme il aime à le répéter, quitte la scène.
Une des dernières pages de l’histoire communiste (car Havel n’exista politiquement que comme adversaire du communisme) est en train d’être tournée. Depuis quelques années, il ne cachait plus son impatience à redevenir un homme libre en retrouvant, après treize années passées à la présidence de la République tchèque, un statut de simple citoyen.
Dans deux semaines, au soir du 2 février, ce sera chose faite, puisqu’il remettra son mandat présidentiel au successeur que le parlement tchèque, réuni depuis mercredi au château de Prague, tente de lui trouver.
Parler de Havel aujourd’hui en ayant à l’esprit que la plupart des lecteurs — surtout sur l’internet — appartiennent à des générations qui n’ont pas vécu l’expérience de la guerre froide, qui n’ont pas connu la glaciation qui a recouvert pendant un demi-siècle l’Europe de l’Est, qui n’ont pas guetté pendant des décennies les fines et transparentes gouttelettes annonciatrices du dégel, relève du pari quasi impossible.
Treize ans après la chute du rideau de fer dont les barbelés et les champs de mines coupaient l’Europe en deux espaces rigoureusement non communiquant, cette division n’est déjà plus qu’un souvenir vague et flou, comme le souvenir incertain que l’on a d’un cauchemar qui pourtant vous a laissé baignant dans la sueur au bord de votre lit.
Que l’on songe à la rapidité avec laquelle la puissante Union des Républiques socialistes soviétiques a été gommée non seulement de l’histoire, mais aussi de nos mémoires! Ce qui m’intrigue le plus comme historien est que ce constat est surtout valable à l’Est où tout est fait pour oublier le plus parfaitement possible l’ancien régime.
On peut certes avancer quelques explications rationnelles: pour la quasi totalité des populations contraintes par la force de s’accommoder et même de collaborer avec le régime est ressenti, maintenant que la liberté existe et que la vie paraît facile, comme une tare qu’il s’agit de dissimuler, voire de refouler.
On sait qu’il faut aussi faire la part des espoirs déçus: après les désastres de la deuxième guerre mondiale, de larges couches des populations de l’Est comptèrent sur le socialisme pour améliorer leur sort. Puis, chaque fois qu’un régime entrait en crise, les énergies se mobilisaient en faveur du changement avec une fougue inimaginable chez nous.
Ce fut le cas à Prague, en 1968, lorsque tout un peuple se reconnut dans la lutte de Dubcek pour «un socialisme à visage humain». Le 21 août 1968, les chars soviétiques se chargèrent de déshumaniser le socialisme et les Tchèques sombrèrent dans le désespoir et la déprime.
Au même moment, à quelques centaines de kilomètres, un Ceaucescu soulevait l’enthousiasme populaire juste parce qu’il refusa d’envoyer quelques tanks symboliques à Prague…
Né en 1936, Vaclav Havel est le représentant illustre d’une génération d’intellectuels de l’Est qui a traversé toute la période communiste. Il avait 12 ans au Coup de Prague qui sonna le glas de la démocratie tchèque, 17 ans à la mort de Staline, et 20 ans, en 1956, année de la publication du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, mais aussi de la terrible répression de l’insurrection hongroise par l’armée soviétique.
Comme fils de bourgeois, il n’eut pas le droit de faire des études au-delà de l’enseignement obligatoire et dut, pour approcher le théâtre de ses rêves, s’engager comme machiniste. Contraindre les fils de bourgeois à se faire ouvriers, voilà une autre dimension du socialisme réel qui a été vite oubliée.
Combien furent-ils ces intellectuels mal dans leur peau pendant les décennies du socialisme policièrement triomphant? Des dizaines, des centaines de milliers. Combien furent-ils publiquement dissidents? Quelques dizaines dans chacun des Etats socialistes. Havel fut de ceux-là.
Il aurait pu en tirer gloire, jouer au héros, mais ce n’est pas son genre. En été 1989, quelques mois avant d’échanger son statut de proscrit de l’intérieur pour celui de président de la République, il expliquait ainsi dans une interview le tournant qui annonçait les bouleversements à venir: «La société a changé. Les gens sont peut-être fatigués de leur fatigue. Ils ressortent d’eux-mêmes, de leur isolement.»
Mais lui qui venait de subir vingt ans de persécutions policières, d’emprisonnements à répétition, d’interdiction de publier, se montrait d’une redoutable lucidité sur l’avenir:
«Mais il y a un problème grave qui est commun aux deux systèmes, c’est la centralisation excessive. Chez nous, le pouvoir politique, les leviers économiques, les ressources énergétiques, tout est entre les mêmes mains. L’Etat est, en fait, le seul employeur, le seul organisateur de la vie sociale. C’est monstrueux.»
«On retrouve en Occident, sous des formes différentes — entreprises de plus en plus grandes, groupes gigantesques — la même tendance à une centralisation absolue. Le résultat, des deux côtés, c’est une même «anonymisation» de la vie en général, avec chez nous, bien sûr, un aspect plus immédiatement choquant. Les liens humains, les relations de personne à personne, disparaissent des lieux de travail, mais aussi de la vie sociale, des villes, des maisons.»
«L’individu devient un rouage dans une machine immense. Il perd, le sens de son travail et de son existence. Il faudra bien que les deux systèmes réussissent à vaincre, chacun à sa manière, ce phénomène déshumanisant. Quand ils y seront parvenus, peut-être trouveront-ils moyen de se rapprocher…»
Havel s’en va, il ne reste qu’un système, mais cette question — fondamentale — est loin d’être résolue.