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Carnet de route après la guerre (5)

Skopje, capitale de la Macédoine, 27 octobre 22 heures

Trois rues. Il existe à peu près trois rues, au centre de Skopje, qui permettent à la plus grande ville de Macédoine de sauver l’apparence. L’apparence de ce qu’elle n’aurait jamais pu devenir sans l’incohérence des soubresauts de l’histoire: la capitale d’un Etat indépendant.

Vrai, Skopje a toujours été un sacré «backwater», comme disent les anglo-saxons, un trou perdu… Encore que celui-ci ne soit pas si perdu que cela, puisqu’il se trouve en plein milieu de l’axe Belgrade-Salonique, pénétrante balkanique majeure reliant nord-sud la plaine du Danube à l’espace méditerranéen.

Historiquement aussi, la cité a toujours fait l’objet des convoitises régionales, changeant souvent de «propriétaire». Depuis 1900, Skopje a été tour à tour turque, serbe, bulgare, serbe, puis yougoslave. Elle n’est «macédonienne» que depuis une dizaine d’années, et encore, elle ne sait pas très bien ce que cela signifie… Enfin, pour les Albanais, Skopje s’appelle Shküp. Ils disent constituer la moitié des 700’000 habitants, expliquent volontiers que «Shküp aurait sa place dans une Grande Albanie», mais jurent tous que la Grande Albanie est une mauvaise idée. Promise à un bel avenir?

En attendant, Slaves de Skopje et Albanais vivent séparés depuis toujours, encore plus depuis la guerre civile de 2001 provoquée par la guérilla albanaise – l’UCK ne voulait plus que les Albanais soient des citoyens de seconde zone dans la Macédoine post-yougoslave.

Les Albanais demeurent dans le vieux bazar en-dessous de l’ancienne citadelle ottomane. Les Macédoniens dits «de souche» évoluent dans la ville nouvelle, sur la rive droite du Vardar. Ville nouvelle, car reconstruite au lendemain du terrible tremblement de terre du 26 juillet 1963 (1800 morts) par Kenzo Tange, un urbaniste japonais disjoncté. Vainqueur d’un concours international pour la reconstruction lancé par Tito, l’architecte nippon a appliqué sur le cadavre de Skopje le concept d’urbanisme spatial apparu en URSS dans les années 30. Un concept où la ville du futur, toujours très dense, se développerait à plusieurs niveaux, les tours étant reliées par des passerelles.

Traduit en planification socialiste, cela donne beaucoup de tours, mais pas de passerelles, sans parler du fait que si le béton 100% vieillit mal partout, sa décrépitude est particulièrement prononcée sous les cieux balkaniques. Le style? Une folie baroco-mongole à connotation turquisante influencée par le modern style, parfait décor pour Yoko Ono, mais avec quelques minarets rescapés au second plan. Le tableau est ignoble, aberrant, sublime.

Et puis, il y a aussi, à Skopje, on ne peut pas le cacher, cette incroyable tension sexuelle dans l’atmosphère, comme dans toutes les autres grandes villes des Balkans. Cela n’a rien à voir avec l’architecture, mais comment dire, la verticalité lisse des façades permet de mieux capter les pulsations des individus qui arpentent le pavé.

Les lignes droites du plan urbain font ressortir celles, ondulées, tendues, des jeunes Skopiotes de sexe féminin, frémissantes, agressives, suggestives, lasses comme des Slaves désabusées, peut-être disponibles, sans doute pas, impossible à dire. Leurs platform shoes sont plus hautes qu’ailleurs, leus bustiers plus pigeonnants, leurs nombrils plus exposés.

A cette provocation permanente répond le port altier, carré, athlétique, arrogant, des représentants du sexe masculin. A se croiser, avec les équidés décrits plus hauts, ils courent en permanence le risque de s’entrechoquer. C’est le but de l’exercice. Tous ceux, qui, depuis une quinzaine d’années, ont sillonné les Balkans en tous sens l’ont remarqué partout, n’ont cessé de s’en étonner: l’air de la guerre et celui du désir ne sont jamais très éloignés. La violence de l’un entraîne souvent celle de l’autre.

Frontière Macédoine – Yougoslavie, 28 octobre, 11 heures

On dirait qu’il n’y a que les brusques rafales de vent qui aient, ce matin, quelque raison de remonter au nord, de passer la frontière entre la Macédoine et la Yougoslavie. Disons: le vent et nous. Les douaniers Macédoniens sont blottis dans une guérite, tellement paresseux que tamponner nos passeports leur semble hors de portée. Trop d’efforts. Il faut insister.

800 mètres plus loin, les douaniers serbes sont plus en verve. «Prrrroblem, Verrrrsicherrrrung, Prrrroblem», décrète le premier alors que le second, confisquant nos passeports, désigne un alignement de bureaux d’assurances et de change où nous allons pouvoir régler le «Prrroblem».

Dans le premier, une dame sèche et hargneuse passe d’un guichet à l’autre avec un formulaire d’assurance en cours de remplissage, criant «No, No!» à chaque fois que nous brandissons les denars macédoniens. Il lui faut quelques minutes pour réaliser que c’est la seule monnaie dont nous disposons, mais quelques secondes pour déchirer le document et nous chasser de sa guérite, tout en empoignant son rouge à lèvres pour se refaire une beauté. Elle ne se maquille pas, elle pratique la peinture sur bâtiments. C’est grotesque comme chez Fellini.

Dans le second, un bureau de change, cinq employés sont vautrés à regarder un film de guerre noir et blanc à la télé. Dans son état-major, un gradé parle à son cheval, lequel lui répond. Cela doit être l’apogée comique du film, car les employés refusent notre demande sans même tourner la tête.

Dans le troisième bureau, un jeune homme indolent semble tenté par nos denars. Il a déjà glissé un formulaire d’assurance dans la machine à écrire. Mais le chef arrive, qui refuse les billets macédoniens, ces pestiférés.

Hélas, mille fois hélas: la Macédoine et la Yougoslavie étaient, il y a douze ans, un seul et même Etat et sont aujourd’hui voisines. Elles ont signé un accord de libre-échange dont bénéficie par exemple l’excellent merlot macédonien abondamment bu en Serbie. Mais le denar de Skopje et le dinar de Belgrade – deux devises à parité (1:1 entre elles et 60 dinars/denars pour 1 euro) – ne sont pas convertibles entre eux! Le jeune homme souffle alors la solution: récupérer nos passeports si le molosse de la guérite d’entrée le veut bien, retourner à pied en Macédoine, trouver une banque, changer ces denars contre des euros, revenir en Serbie, déposer les passeports, changer les euros contre des dinars et le tour sera joué. Morale de l’histoire, sans l’euro, le voyage se serait arrêté là.

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Prochain (et dernier) épisode: Bujanovac, ville albanaise du sud de la Serbie dominée par son usine d’eau minérale albanophobe, et Aleksinac, ville serbe bombardée par l’OTAN dans une «bavure» calculée…