Je dois avouer que, depuis quelques années, les Lego avaient disparu de ma liste de cadeaux de Noël. Mais après une visite à l’exposition «Be creative», présentée en ce moment au Museum für Gestaltung de Zürich, j’hésite à les réintroduire, non pour mes petits neveux, qui leur préfèrent les jeux électroniques, mais pour un ami manager.
Pendant longtemps, la notion de créativité a été réservée aux seuls artistes. Puis est arrivé le courant structuraliste qui l’a effacée au profit de la notion de production. On parlait alors de production artistique ou littéraire. Et voilà que le néolibéralisme réhabilite la créativité là où on ne l’attendait pas: dans le monde du travail.
Non, la table recouverte de briques et de petits personnages Lego n’est pas le coin garderie de l’exposition. Les deux vidéos situées aux extrémités de celles-ci en attestent. Avec ses petites pièces multicolores, la firme Lego veut rendre au top manager sa créativité d’enfant pour l’aider affronter les problèmes stratégiques de son entreprise.
Certains entrepreneurs avaient déjà confondu la gestion de leur firme avec le jeu de Monopoly de leurs jeunes années. Le retour aux Lego devrait s’avérer moins dangereux.
En développant le concept Lego serious play, Imagination Lab Foundation de Lausanne et Owen Graduate School of Management de l’Université de Nashville proposent un outil de «stratégie en temps réel». Les 6’000 pièces multicolores de leur kit devraient, à en croire leur publicité, avantageusement remplacer crayons de feutre, tableaux blancs, post-it et présentations Powerpoint pour laisser place à une approche manuelle.
Impossible d’en connaître le prix. Les intéressés sont invités à organiser deux jours d’initiation pour lesquels il faut compter alors environ 15’000 francs pour une équipe de dix personnes.
Les employés de Nokia, de Firmenich ou d’Orange se doutent-ils qu’ils pourraient un jour surprendre leurs cadres en train de renverser leurs caisses à jouets sur la table de la séance du conseil d’administration? Ces entreprises font partie des premiers clients à s’être intéressés à Lego Serious Play.
Le nom Lego vient de Leg Godt, qui signifie «bien jouer». Depuis 1955, la firme danoise a conquis le monde du jouet avec ses petites briques. Près de 189 milliards d’éléments ont déjà été moulés par leurs soins, 200 millions d’enfants les ont adoptés et passent environ 5 milliards d’heures par an en leur compagnie.
Trois générations de Kirk Kristiansen ont su renouveler la gamme de produits. En 1967, les Duplo faisaient leur apparition, suivis de personnages divers en 1974.
La dernière reconversion date de 1998. Pour rivaliser avec les jeux électroniques, Lego équipe alors ses briques d’une puce, c’est Mindstorms et Cybermaster. Une offensive qui n’a pas connu le succès escompté. Les enfants leur ont préféré des jeux tels que Metal Gear Solid — lequel a été conçu avec, devinez quoi, des briques Lego pour simuler l’agencement des différentes zones avant leur programmation dans le jeu!
En 2000, l’entreprise a perdu 24,4% de son chiffre d’affaires et, selon certaines sources, elle connaîtrait de sérieux problèmes financiers. Après avoir pavé de briques en plastique la planète des petits garçons (90% des achats leur sont destinés), Lego vise aujourd’hui un segment de clientèle «business». Une clientèle riche, mais très volatile.
Après s’être essayés à des week end de survie, au saut à l’élastique ou à la construction de ponts suspendus, les managers pourraient apprécier momentanément la quiétude de cette nouvelle offre. Le temps de reprendre leur souffle avant de se laisser séduire par un autre «trend».
Que pense le conservateur du Musée suisse du jeu de la Tour-de-Peilz de la démarche de Lego? Ulrich Schaedler projette, lui aussi, d’offrir aux entreprises un concept leur permettant de stimuler leur créativité. C’est avec des dés et des pions qu’il pense débarquer, non dans les salles de conférence, mais durant la pause de midi.
«On trouve la solution à un problème, non en s’acharnant à le résoudre, mais au contraire en faisant diversion. C’est un processus psychologique bien connu», estime-t-il, faisant preuve de beaucoup de réserve quant aux potentialités de «Lego serious play» à atteindre son objectif. Pour lui, la créativité ne saurait être convoquée à notre guise.
Alors, esbrouffe? Les multiples livres qui recouvrent la grande table à l’entrée laissent aux visiteurs le soin d’y répondre: «La créativité mode d’emploi», «Les secrets pour devenir créatif», «Libérez votre créativité», «Favorisez votre potentiel créatif», «Devenir créatif!», «Be creative!»