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La révélation cinéma 2002? Matthew Barney!

La dernière livraison de la famille Broccoli, «Die Another Day», se laisse voir et entendre avec plaisir. Au passage, le film égratigne le mythe de l’invulnérabilité ironique de l’agent 007 puisque James s’y fait méchamment torturer dans les geôles de la Corée du nord. Prison dont il ressortira — après l’excellent générique chanté par Madonna — sale, amaigri, les cheveux longs et la barbe broussailleuse, aussi peu sexy qu’un finaliste de Koh Lanta!

Terriblement trendy avec ses paysages d’hiver éternel et son palace tout en glace (le grand nord est actuellement le hit des tours operators), «Meurs un autre jour» s’autorise une amusante citation en forme de clin d’œil: la belle et mate Halle Berry, vêtue d’un maillot de bain avec poignard sur la hanche, sort de l’eau comme jadis la sculpturale Ursula Andress, première vraie Bond-girl.

C’est la même Bernoise, splendide dans sa soixantaine flamboyante, qui a été choisie par la star de l’art contemporain, Matthew Barney, pour jouer dans un des cinq films — assurément le plus apaisé — qui forme le cycle dit des Cremaster, projet d’une ambition folle que l’artiste a mis huit ans à concrétiser.

Le résultat est sidérant. Barney développe un imaginaire baroque à travers un système de signes, de métaphores et de symboles où se mêlent la mythologie grecque à l’athlétisme de haut niveau, la culture celtique au cinéma hollywoodien, les rites francs-maçons aux derniers exploits de la génétique, l’art de la magie aux concepts de la psychanalyse, les clichés de la culture américaine à l’univers fantastique des contes d’Europe du nord.

Dans «Cremaster 5», tragique histoire d’amour tournée à Budapest, Ursula Andress incarne une reine de la Nuit qui pleure la mort de son amant, interprété par Matthew Barney. Irrigué d’une musique à la mélancolie majestueuse, cet épisode est d’un romantisme douloureux, très proche des tableaux du peintre allemand Caspar David Friedrich.

Envoûtant, opératique, d’une beauté et d’une tristesse infinie, ce film peuplé de créatures féeriques, d’êtres hybrides et de pigeons ramiers, clôt l’épopée des Cremaster, nom donné au muscle tenseur des testicules, le seul que l’homme ne peut pas contrôler car il réagit aux stimuli extérieurs — froid, peur, désir.

Le corps et ses métamorphoses, l’identité sexuelle et ses mutations, l’hybridité et la nostalgie platonicienne de l’androgynie, la reproduction différenciée et la séparation qui s’en suit, voilà la grande affaire de Matthew Barney, 35 ans, qui fut athlète de haut niveau, puis mannequin vedette avant d’être considéré comme l’artiste le plus ambitieux et le plus complet de ce début de XXIe siècle: son rêve d’un art total a quelque chose de wagnérien, une démesure que certains n’ont pas manqué de qualifier de «fasciste».

Depuis, cet homme qui met son propre corps à l’épreuve, qui le déguise et le transforme au gré des besoins de ses films — il joue dans quatre d’entre eux – est devenu le mari de Björk et le père de leur petite Isadora.

Il ne vous reste que trois semaines pour découvrir cette exposition multiforme (vidéo, sculptures, photographies, dessins, installations, films) qui modifie les règles économiques de l’art contemporain: le collectionneur doit s’engager en amont, produire l’œuvre, participer à sa fabrication et pas se contenter de l’acheter en spéculant sur sa valeur.

En général, pour financer ses longs métrages, Matthew Barney vend les accessoires, dessins, installations, objets, costumes, photos qui ont été utilisés lors du tournage. Ces mêmes objets sont exposés au Musée; ils accompagnent les films projetés sur des écrans video.

Même truffé de références cinéphiliques (de Cronenberg à David Lynch, des frères Coen à Busby Berkeley, chorégraphe des ballets aquatiques, de Bunuel à Pasolini, du western à la série B, du gore à la comédie musicale), ces cinq films d’inégales longueurs, projetés dans cinq salles différentes, ne ressemblent à rien de connu: ils n’attendent pas du visiteur — mot plus adéquat que spectateur — une approche linéaire, narrative, chronologique mais encourage le regard circulaire, fragmenté, aléatoire. On s’y promène sans se soucier de tout comprendre.

Tandis que le cinéma exige que tout ce qui a servi à la réalisation d’un film (scénario, décors, costumes, story-board) puisse se dissoudre dans l’œuvre, s’effacer au profit du résultat final, les films-sculptures de Matthew Barney évitent cette orgueilleuse voracité. Au contraire! Décors, costumes, accessoires, dessins, photographies conservent leur autonomie, leur proportion, leur matérialité: l’artiste rappelle que derrière le simulacre du cinématographe, son image spectrale, son leurre, il y a toujours la matière.

A ce titre, et en dépit d’effets spéciaux d’une rare beauté, les films de Barney n’ont rien de virtuels; ils sont expérimentaux mais classiques. Lui-même se définit comme sculpteur. Son ambition: «libérer les sculptures de leur gravité», d’où les matériaux employés (cire d’abeille, résine, vaseline, silicone, tapioca, autolubrifiant, téflon, sagex) et créer des tensions entre absence (le cinéma qui montre ce qui a déjà eu lieu) et présence, parfois même encombrante, des objets qui lui font écho. L’exposition donne à voir et à entendre les rimes qui existent entre film et sculpture; c’est saisissant.

Comme on ne peut ne pas voir les cinq «Cremaster» d’affilée (ou alors il faut compter sept heures de projection non stop) on tombe, au hasard de la visite sur des scènes hyperviolentes (une torture rectale dans l’immeuble Chrysler), choquantes (des abeilles sortant d’un vagin et recouvrant un pénis), burlesques (Matthew Barney en satyre), émouvantes (un ballet de claquettes sous-marines), spectaculaires (l’univers féerique de monstres hybrides), rigolotes (les ballons GoodYear sur fond de chorégraphies kitsch), répétitives (un rodéo), etc.

Notre corps en mouvement circule entre ces films que l’on regarde debout ou assis par terre comme des écoliers: on choisit de s’y arrêter ou pas: notre corps fait office de machine à zapper. Là aussi c’est une autre façon d’envisager le cinéma, de manière plus active et physique, moins fétichiste.

On peut aussi voir les cinq «Cremaster» dans des conditions de diffusion normale puisque le complexe MK2 à Paris offre la possibilité de les regarder en salles, un par un. C’est une excellente formule de rattrapage mais elle ne rend évidemment pas compte de la démarche originale, révolutionnaire même, de Matthew Barney, sculpteur cinéaste d’un raffinement extraordinaire, même dans la laideur, même dans l’horreur.

Il faut avoir vu ses mouvements de caméra fluides et amples; la splendeur de ses décors, naturels ou reconstitués; l’ironie érudite de ses citations; sa faculté de faire vivre des créatures improbables et de les rendre attachantes; l’audace de ses ruptures de rythme et de ton; la majesté et la précision de sa mises en scène; la perfection de ses effets spéciaux et son goût du beau — qui n’est pas le joli mais l’intime porté jusqu’à son incandescence — pour comprendre que la vraie révélation cinématographique 2002, c’est Matthew Barney.

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«The Cremaster cycle», de Mattew Barney, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 5 janvier 2003.