CULTURE

Cronenberg, autoportrait du cinéaste en «Spider»

C’est l’histoire d’un schizophrène qui réécrit son passé pour le rendre supportable. Un film-cerveau dans lequel Ralph Fiennes tient lieu d’effet spécial.

«Spider» tisse sa toile dès le générique, subtiles variations autour du motif de Rorschach. Deux taches de couleur similaires de chaque côté de la pliure d’une feuille: papillon? masque africain? moisissure de tapisserie?

Ces premières images donnent tout de suite le ton de ce film précis, envoûtant, mélancolique, à la gamme chromatique gris-ocre: il n’y a pas de vérité objective, pas plus qu’il n’y a de réalité sans ambivalence.

Contrairement aux films transformistes, génétiquement trafiqués ou mutants qu’affectionne David Cronenberg, «Spider» ne comprend aucun effet spécial, sauf son acteur, Ralph Fiennes dont l’étrangeté se ressent au moment précis où il apparaît à l’image, vacillant sur un quai de gare désert, sorti d’un train qui a déjà recraché tous ses passagers.

Plié en deux, hagard, marmonnant des phrases incompréhensibles, les cheveux hirsutes et les doigts jaunes de nicotine, il porte quatre chemises l’une sur l’autre et un manteau cuirasse dont il ne se sépare jamais, même pour dormir. Mr Clegg, surnommé Spider par sa mère, a besoin de toutes ces couches vestimentaires pour compenser son déficit d’être, conjurer sa propre disparition: «Moins il y a d’homme, plus il y a d’habits.»

Ce vagabond dont toute la richesse – un carnet de note, un crayon et du tabac – est contenue dans une chaussette qu’il cache dans son pantalon revient dans les faubourgs de l’Est londonien après avoir été interné dans un asile psychiatrique. Une fois installé dans maison de repos, il retrouve les lieux de son enfance, l’usine à gaz, le jardin ouvrier, le pub du village et les souvenirs qui vont avec.

Souvenirs ou hallucinations? Spider se revoit enfant entre papa et maman. Lui, bourru, toujours en retard en raison de la dernière bière; elle, gracieuse et aimante, attentive à son petit garçon à qui elle raconte des histoires d’araignées. Jusqu’ici tout va bien. C’est après que les choses se gâtent. Papa a-t-il couché avec Miss Wilkinson, la putain du village?

Papa a-t-il trompé maman? L’a-t-il tuée à coups de pelle? L’a-t-il remplacée par cette prostituée vulgaire aux dents de requin qui leur sert des anguilles crues au dîner? Maman était-elle une sainte ou une traînée? Et pourquoi papa veut-il nier la réalité de son crime? Peut-être simplement parce qu’il ne l’a pas commis…

Dans «Spider», tout est objet d’incertitude puisque la mise en scène de Cronenberg épouse l’esprit tourmenté de son héros qui, semble-t-il, a préféré échafauder un scénario fantasmatique d’une grande violence et d’une rare complexité plutôt que d’accepter cette réalité: sa mère était aussi une femme, l’épouse d’un homme qu’elle désirait charnellement.

Pour préserver l’image idéale et chaste de la mère, Spider a peut-être tout inventé. Et pour continuer de croire à sa version, empêcher les bouffées de réel de venir bousculer sa fragile réinterprétation des faits, il est contraint de répéter, ressasser, rejouer éternellement les mêmes scènes, d’éliminer tout ce qui pourrait le sortir de son circuit obsessionnel.

Avec une distance non dénuée de compassion, Cronenberg l’accompagne dans son cheminement par une esthétique minimaliste et atemporelle — la mémoire n’est jamais datée: les décors extérieurs sont déserts, la musique d’Howard Shore interprétée par un piano solo, le jeu de Ralph Fiennes volontairement monocorde tandis que l’actrice Miranda Richardson joue tous les rôles féminins – maman, putain et patronne de la maison de repos.

Le mode de réminiscence est toujours le même: Spider adulte est physiquement présent dans les flash-back où il apparaît enfant, mais en retrait, comme une araignée prise dans sa toile, une épave recroquevillée, un spectateur indésirable. On peut aussi le voir comme le souffleur résigné de son double enfantin puisqu’il connaît par cœur les situations, textes et dialogues de toutes les situations. Spider est le spectateur privilégié de sa propre mise en scène. Il n’y a pas de distance entre lui et ses projections mentales.

L’intelligence du film de Cronenberg est d’avoir su parler de la folie sans devoir passer par le principe rassurant de la cause à effet: il n’y a pas de pourquoi à la démence de Spider. Et si l’on peut croire au début du film que l’enfant est devenu fou suite au meurtre de sa mère par son père — réalité mise à mal un peu plus tard –, on constate bien vite que ce que l’on croyait être l’origine du mal n’est en fait qu’une hallucination pour pouvoir camoufler, oublier, rejeter une idée autrement plus insupportable encore, celle du matricide.

Pour tous ceux qui sont déjà allés au Musée de l’Art Brut de Lausanne et qui ont vu les dessins, sculptures et autres œuvres de schizophrènes comprendront en quoi le film de Cronenberg est juste, précis, documenté; combien la langue immémoriale et chuchotante que parle Spider et son écriture, sorte d’entassement hiéroglyphique qui ne supporte pas le vide, correspondent à l’univers que se forgent ces grands malades, metteurs en scène de leur propre mémoire, concepteurs d’univers parallèles, inventeurs de langages et de formes inédites.

Créateur, acteur et spectateur de son propre théâtre, Spider incarne une sorte d’artiste absolu vivant en circuit fermé: «Spider, c’est moi», a dit Cronenberg.

Entendez que la toile tissée par Spider n’est pas si éloignée de celle que signe Cronenberg avec ce film injustement oublié du palmarès cannois. Pourquoi ne pas lire «Spider» comme un autoportrait déguisé du cinéaste canadien? Un frère d’âme? La pathologie en moins, évidemment.