Les Balkans terminent leur première année de paix après douze ans d’orage ethnique. Nos envoyés spéciaux Guillaume Dalibert et Serge Michel ont sillonné la région. Deuxième volet d’un reportage en grand format.
- Il était une fois la Yougoslavie. A l’été 1990, des bruits de bottes commencèrent à agiter les républiques de la «Fédération» construite par Tito. La suite, sanglante, dura onze ans.
De la Croatie à la Bosnie, avant le Kosovo et la Macédoine, l’agonie se propagea méthodiquement le long d’un axe nord-ouest sud-est. Les feux de la guerre se sont progressivement éteints depuis août 2001, avec les accords d’Ohrid qui ont mis fin au dernier épisode explosif, celui de Macédoine. Les grands médias occidentaux ont plié bagage, se sont tournés vers Bagdad.
On ne parle plus des Balkans. En 2002, ils auront terminé leur première année sans guerre depuis douze ans. Escapade après l’orage ethnique.
Lire ici le premier volet de notre reportage dans les Balkans.
Mitrovica (Kosovo), 24 octobre, 18 heures
S’il ne fallait retenir qu’un échec de l’intervention internationale au Kosovo, ce serait celui-ci: Mitrovica, la ville divisée, la Nicosie des Balkans, fantôme 2002 du Berlin de la guerre froide.
Au sud de la rivière Ibar, coté albanais, nous sommes presque en Turquie. Bazar vibrant, pastèques à gogo, appels à la prière du muezzin et boom de la construction. Les panneaux d’indication sont en écriture latine, en principe bilingues (albanais et serbe), mais l’inscription serbe est systématiquement «taguée». Il est presque impossible de rencontrer un Serbe à Mitrovica-Sud.
Au nord de la rivière Ibar, côté serbe, nous sommes dans le monde orthodoxe. Ecriture cyrillique, baklavas trop sucrés, églises à bulbes dorés, HLM titistes et névrose économique. Les panneaux d’indication sont bilingues, en écriture cyrillique et latine (serbe et albanais), mais l’inscription albanaise est systématiquement «taguée». Il est presque impossible de rencontrer un Albanais à Mitrovica-Nord.
Entre ces deux mondes que tout, on l’aura compris, sépare, il y a un pont. Un pont sur la rivière Ibar. Un pont gardé depuis trois ans et demi par des militaires français de la KFOR (force de protection de l’OTAN, une trentaine de milliers d’hommes) qui «occupent» le Kosovo pour maintenir la paix. Les soldats qui surveillent le pont sont jeunes, propres sur eux, lourdement armés, sérieux, peu sensibles à l’humour.
Il faut dire qu’une semaine sur deux, ils sont la cible de tirs d’intimidation ou de jets de cailloux. Ils savent que c’est ici, sur ces 80 mètres de bitume, sur cette «zone chaude», que l’histoire jugera de la réussite ou de la faillite de l’œuvre de la communauté internationale au Kosovo.
Pour les cadres de l’UNMIK, l’administration onusienne intérimaire de la province, Mitrovica «n’est pas une ville divisée».
C’est un mensonge, bien sûr, mais il faut entretenir l’illusion, éviter la partition. Ainsi, quand Bernard Kouchner, premier proconsul du Kosovo «libéré», quitta son poste à l’automne 2000, il laissa sa trace à Mitrovica. En offrant aux habitants de la cité divisée une rénovation complète du pont sur la rivière Ibar, financée par les contribuables européens.
Aluminium dépoli, asphalte d’encre parfaitement plane, petits spots hallogènes bleutés, le pont est désormais l’un des plus beaux d’Europe, un exemple de design fonctionnel, post-moderne. Mais personne ne le traverse.
«Et le plus drôle, dit un représentant nééerlandais d’une ONG, c’est que la rénovation ne s’est pas arrêtée là. En arrivant au Kosovo au début 2002, l’Allemand Michael Steiner, nouvel administrateur de l’ONU, a voulu faire comme Koucher, laisser sa trace.»
L’ancien conseiller personnel de Gerhard Schröder a ainsi offert une couche de peinture fraîche, certes très nécessaire, aux grands immeubles lépreux du bord de la rivière, côté serbe, côté nord. Les façades sont désormais orange pétantes. Les balcons vert bouteille. Soit 150’000 euros (le contribuable européen, toujours lui), pour un vert que les Serbes ont immédiatement jugé beaucoup trop… musulman.
Ainsi va la vie à Mitrovica. Avant de l’oublier, une dernière indication: de chaque côté du pont, un grand panneau précède l’arrivée au check-point de la KFOR. Il dit ceci: «zone de confiance mutuelle».
Nous avons juste eu le temps de l’apercevoir. Avant la grande panne d’électricité du soir.
Pristina, Kosovo, 24 octobre, 23 heures
Soit une trattoria de Pristina, décor nouveau riche entre épure des lignes et clientèle multilingue. A peine assise, Evliana ébauche un vibrant portrait du Kosovo, province des limbes, protectorat semi-colonial, capitale de la misère et refuge d’insoutenables fortunes mafieuses.
De mère serbe, de père kosovar, Evliana était journaliste. Elle a produit pour la presse mondiale quelques uns des meilleurs reportages sur la guerre de 1999, puis a lancé le service albanais de Radio Free Europe à Prague, avant de monter une chaîne de télévision pour les Nations Unies au Timor-Oriental.
Aujourd’hui, elle conseille l’un des patrons de l’ONU au Kosovo, «un type pas comme les autres», dit-elle. La preuve de sa différence? Il lui a livré l’autre jour le résultat de ses calculs. En trois ans, la communauté internationale a dépensé 10 milliards d’euros au Kosovo (ce chiffre n’a jamais été articulé).
«On ne peut pas avoir lâché autant d’argent et ensuite, filer à l’anglaise, s’étouffe Evliana. Il faut que vous protégiez cet investissement. Vous devez rester, sinon on est tous perdus».
Trois ans après la guerre et 10 milliards d’euros plus tard, où en est la province albanophone soustraite à l’autorité de Belgrade?
«Nous n’avons toujours pas d’économie, reconnaît Evliana. Et pas de statut non plus. Ni république, ni province, ni autonomie, juste ce protectorat absurde. Donnez-nous un statut, n’importe lequel, et nous nous débrouillerons. Sinon, nous resterons deux millions de mendiants! 60% de chômage, vous vous rendez compte? Et les distorsions sociales sont estomaquantes, jugez plutôt. Femme de ménage pour les Nations Unies: 1200 euros par mois. Juge de district: 100 euros. Et l’environnement. Si tu plantes des tomates à Mitrovica et que tu les manges, tu te retrouves avec 40% de plomb dans le sang. Il y a 16 morts du cancer par année à Obilic, à cause de la centrale d’électricité qui tourne au lignite, du charbon gras et polluant. Il y a 110 sites contaminés à l’uranium appauvri.»
Le tableau est sombre, mais Evliana, à force de dynamiter le propos, le rend presque joyeux. Plus joyeux en tous cas que celui de ce journaliste occidental, croisé le lendemain matin au petit déjêuner rance de l’Hotel Grand, à la veille des élections municipales. A force de les arpenter, dit-il, il «désespère des Balkans».
Mais les Balkans, eux, n’ont jamais eu d’autre espoir que de se débarasser des oiseaux de mauvais augure.
——-
Prochain épisode: Kosovo, du monastère orthodoxe de Gracanica à Prizren, cité ottomane.
