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«L’idée était géniale. Charles Veillon l’a eue»

En dialoguant avec ses employés, le patron de Veillon va finalement sauver une entreprise atypique à laquelle, au siècle passé, Vialatte avait rendu hommage.

Les patrons deviendraient-ils tout à coup raisonnables? Voici qu’après La Poste, c’est au tour de Veillon de faire marche arrière. Et pourquoi donc? Par peur de la grève! La Suisse serait-elle en train de changer?

Ce n’est pourtant pas l’impression qu’elle donne avec le déroulement de cette interminable campagne électorale pour le remplacement de Ruth Dreifuss au Conseil fédéral. Sous la férule de Christiane Brunner, ces dames s’agitent, jouent des coudes, secouent les épaules, sourient, minaudent, se louquent, se reliftent, nous la joue qui en blanc, qui en noir, mais chacune derrière son avenant minois se répète les vers du poète:

    «Elle, qui n’était pas grosse du tout comme un œuf,
    Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille,
    Pour égaler l’animal en grosseur,
    Disant: «Regardez bien, ma sœur;
    Est-ce assez? Dites-moi; n’y suis-je point encore?»

L’une d’elle finira bien par y être. Sous les ors des palais confédéraux, sa vie en sera un peu changée, pas la nôtre.

Pour les travailleurs de Veillon, par contre, la vie va changer au cours de ces prochains mois. Menacés par des dizaines de licenciements, 194 précisément, ils se sont révoltés contre une décision prise dans la solitude d’un bureau directorial, ont menacé de tout bloquer par la grève, et ont finalement amené leur patron à résipiscence.

Ce dernier, tout à coup, découvre que son personnel connaît lui aussi le fonctionnement de l’instrument de travail, qu’il est lui aussi capable de proposer des solutions et que lui aussi a intérêt à sauver la boîte, un intérêt d’ailleurs nettement plus impératif que celui du patron dans la mesure où son reclassement est plus aléatoire.

Une telle prise de conscience semble relever de l’évidence, du simple bon sens. Mais, hélas, toute l’histoire du mouvement ouvrier témoigne de la difficulté de faire prévaloir l’évidence.

Dans le cas de Veillon, on aurait pu s’attendre à mieux. Son directeur, Jacques Zwahlen, fut dans sa jeunesse militant popiste en quête d’un avenir radieux pour lui certes mais surtout pour les travailleurs. Il le fut aux côtés d’un autre patron – Eric Hoesli, directeur du Temps –, qui licencie ces jours-ci sans beaucoup se préoccuper de consulter la base. Pour en savoir plus sur cette histoire reportez-vous à «Popistes», de Pierre Jeanneret ,qui vient de sortir aux Editions d’En Bas.

Comment un patron à «fibre sociale», qui fut militant progressiste en son jeune âge, peut-il en arriver à licencier 194 travailleurs en machinant (mâchonnant?) la décision dans sa tour d’ivoire sans même consulter les victimes? C’est un des grands mystère de la lutte des classes.

Jacques Zwahlen a au moins le mérite de ne pas s’entêter, et tout le mal qu’on puisse lui souhaiter, c’est qu’en dialoguant avec ses employés, en utilisant au mieux leurs suggestions, leur savoir-faire et leur bonne volonté, il arrive à sauver une entreprise qui se singularise depuis longtemps comme en témoignent ces quelques lignes d’une des plumes les plus alertes journalisme du siècle passé, Alexandre Vialatte, inspirées par le Prix Charles-Veillon de littérature:

    «Mon propos aujourd’hui est de rendre hommage à M. Veillon. Car il vit, il existe, il n’a pas cinquante ans, ce n’est pas un mort de dictionnaire, une ombre vague. Et ce qu’il y a de très beau dans son cas, c’est qu’il ne doit qu’à son travail la fortune qu’il distribue. Il gagne ce qu’il donne aux autres. Il a trusté de ses propres mains la confection. Il vit de vêtir ses semblables. Ce qui est en plus, va aux écrivains. Verrait-on le même chose en France?»

    «Que serait-ce en France qu’un marchand de confection? Qu’est-ce? En gros, c’est un monsieur qui achète trois statues: une grand, une petite, une de femme. En carton et en sparadrap. Il les déguise en élégant, en élégante, et à la petite il met un col marin et un béret à pompon rouge. Il les expose dans une vitrine. Il répand à leurs pieds des boules de naphtaline pour simuler un tapis de neige; il saupoudre du salicylate sur le béret à pompon rouge dans le même dessein trompeur; il élève un sapin de Noël.»

    «Il frappe le tout d’une vive lumière. Il se cache derrière son comptoir. Le client, ébloui, entre dans la caverne. Sur quoi on entend un grand cri. Après ça on ne sait plus ce qui se passe. «Ensuite, comme dit Balzac, il se fit un grand silence comme dans une cuisine où on égorge un canard.» Au bout d’un certain temps, le client sort, vêtu de neuf, en regrettant son portefeuille. Car il n’est pas de Français qui ne pleure son argent. Voilà ce qui se passe en France ailleurs que dans le Puy-de-Dôme.»

    «A Lausanne, rien de tout cela. M. Veillon n’a pas de statues. Même pas de costumes. Ou alors deux ou trois. A la cave. Par pure tradition. En revanche des bâtiments clairs, à toit-terrasse, cubiques avec des solaria. De grandes salles silencieuses, aseptiques et luisantes, pleines de machines à calculer.»

    «Un employé surveille dix salles. Il presse sur un bouton: 100’000 fiches se présentent. Il en attrape 10’000 d’un coup, comme un jeu de cartes, et les regarde à contre-jour: si les 10’000 trous sont en face, il voit à travers 10’000 fiches: voilà 10’000 fiches vérifiées.»

    «En quinze secondes on fait ici le travail d’un mois. On remet les fiches sur la tringle, on les bascule, on les embroche, on les agite, on les tamponne, on les coupe comme du saucisson; d’un coup de bouton; par paquets de 1000; tous les clients sont traités à la fois. Toute la Suisse mâle est là, tous les pères de famille, tous les enfants, tous les besoins virils de jaquettes et de sahariennes, sans compter le manteau-de-pluie-de-madame, le velours-côtelé-lavable, la nuance-mode-se-fait-blanc-marine-et-noir.»

    «Sur un coup de téléphone, à l’autre bout de la Suisse, vous recevez douze costumes à choisir, vous en renvoyez onze, vous ne recommandez pas (parce que jamais personne ne vole), vous ne tenez pas compte des frais (le tarif marchandise est pour rien). Vous ne payez qu’à la fin du mois. Si vous le pouvez. Quand vous voulez. Par miettes.»

    «En somme il s’agit de banque plutôt que de confection. L’idée était géniale. Charles Veillon l’a eue. Après quoi il l’a exploitée. Et il fonde des prix littéraires à jurys internationaux. Pour la France, la Suisse, la Belgique, le Canada et l’Italie. Avec l’argent qu’il a gagné de ses mains. C’est un homme droit et cultivé, bon. Optimiste, intelligent, qui a la chevelure argentée et l’allure d’un Anglo-Saxon; le sens profond de ses responsabilités, un grand souci religieux, la tête d’André ;aurois. Il ne sonne pas le ranz des vaches. Il croit à la vertu, au travail, au sourire, à la bonne volonté et à la gentillesse (…)»

    «Ainsi M. Veillon sauve-t-il les poètes.»*

Ces lignes datent du 3 mars 1953. N’est-il pas réjouissant que la mobilisation du personnel de cette auguste entreprise lui donne peut-être une chance de survie?

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*Alexandre Vialatte, «Chroniques de La Montagne», vol. 1, p.31, Bouquins/Laffont.