Remèdes et cosmétiques se multiplient pour gommer les effets du décalage horaire. Mais attention aux effets secondaires sur l’espace-temps.
On le sait, des changements rapides de longitude lors de déplacements en avion entraînent des difficultés d’adaptation de nos horloges internes. Un cortège de symptômes accompagne cette désynchronisation entre l’heure physiologique du pays de départ et l’heure locale du pays d’arrivée.
Cela s’appelle le jet lag.
Si les problèmes de sommeil affectent tous les voyageurs, les autres perturbations – comme la réduction des performances physiques et intellectuelles, les troubles digestifs, la migraine ou les angoisses – varient énormément d’un individu à l’autre. Quant à la durée de re-synchronisation, elle dépend de plusieurs facteurs: le nombre de fuseaux horaires traversés, le sens du vol et l’âge du voyageur.
Avant que ne débarquent les remèdes chimiques, souvent controversés, les scientifiques avaient établi des listes de pièges à éviter, puis de trucs efficaces à mettre en pratique pour atténuer les troubles du jet lag. Des recettes qui découlent du sens commun: proscrire la consommation d’excitants pour «tenir le coup», s’astreindre dès l’arrivée à l’heure locale de coucher et de réveil, ne pas s’autoriser de sieste, consommer des repas légers et boire énormément, etc.
Plus récemment, on a découvert que l’activité physique et l’exposition à la lumière accéléraient la re-synchronisation. Les sportifs, ainsi que les hommes et femmes d’affaires en déplacement, se sont alors rués, à peine leurs bagages déposés, dans les parcs à proximité de leur hôtel pour remettre les pendules à l’heure. Avec des résultats pas toujours très probants. La malheureuse équipe de France de foot lors du dernier Mondial n’a-t-elle pas prétexté être victime de déplacements lointains trop fréquents?
Depuis peu, certains hôtels, flairant un marché juteux, proposent à leurs hôtes venus de loin toute une panoplie de moyens permettant de lutter contre les troubles du sommeil: masques pour les yeux dans le minibar, massages relaxants, coussins aux effluves apaisantes, matelas miraculeux, boissons soporifiques, etc. Des salons de beauté leur emboîtent le pas. Ainsi, à Paris, chez «Bleu comme Bleu», votre fatigue s’envolera grâce au soin «anti-jet-lag».
Sur le Net, vous trouverez des Jet Lag Combat Kits, des coffrets No-Jet-Lag contenant 32 pilules miraculeuses, des Travel Kit-Jet Lag homéopathiques, des lampes anti-jet-lag, mais aussi des informations sur les dernières recherches médicales en cours.
La mélatonine semble tenir ses promesses, mais c’est surtout l’identification, l’an dernier, du gène qui contrôle les rythmes circadiens qui permet d’entrevoir des possibilités plus performantes pour juguler le décalage horaire.
Mais pourquoi un tel acharnement à nier la rupture qui découle inévitablement de la distance parcourue? Le voyage constitue un déchirement physique et temporel qu’il est absurde de vouloir gommer, estime Franco la Cecla dans son dernier ouvrage «Jet Lag, anthropologie et autres désagréments du voyage». Voyager, rappelle-t-il, c’est se séparer de son contexte d’origine et accepter d’aller à la rencontre d’un inévitable malaise. Une rencontre que tous les tour-opérateurs cherchent à éviter en «tenant le touriste à l’abri des inconvénients de la réalité». Le jet lag figurant au nombre de ceux-ci.
Franco La Cecla constate que, depuis le 11 septembre 2001, le rêve d’un monde à portée de vol s’est passablement redimensionné. «Du coup, les «troubles du voyage» ont augmenté parce qu’une idéologie proclame l’apparente facilité des voyages. Elle tend à minimiser les problèmes des rapports entre les cultures, à sous-estimer le temps qu’il faut pour se trouver vraiment à un autre endroit. La globalisation est une idéologie d’une superficialité effrayante en ce qui concerne les déplacements», dénonce l’auteur italien.
Il n’est dès lors pas étonnant, à ses yeux, qu’apparaisse une nouvelle race de voyageurs. Des voyageurs qui quittent leur domicile à pied, à bicyclette ou à vespa, opérant ainsi une tentative de réappropriation du temps et de l’espace; célébrant des sortes de retrouvailles avec la géographie du lieu.
Alors, nos choix face au jet lag? Le supporter stoïquement comme inhérent au voyage, tenter de le conjurer chimiquement ou en éviter la cause en se déplaçant plus modestement dans notre fuseau horaire.
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Franco La Cecla, 52 ans, partage sa vie entre Palerme et Paris. Ancien élève d’Ivan Illich et de Michel Foucault, il a quitté l’urbanisme pour l’anthropologie dont il est devenu l’une des figures actuelles les plus originales. Deux de ses essais viennent d’être édités en français, «Le Malentendu» (Balland) et «Ce qui fait un homme» (Liana Levi). A découvrir de toute urgence.
Pour prolonger la réflexion, lire aussi Aris Fioretos, qui a rédigé cet été un délicieux éloge du jet lag dans un texte intitulé «Les charmes rares du Jet Lag» (publié dans la revue «Literaturen», 7 août 2002).
Un bref extrait: «J’aime le jet lag. Pendant une semaine, tu es en dehors du rythme, tu te lèves lorsque les autres vont au lit. J’aime m’accorder ce plaisir rare, rester 24 heures en pyjama alors que les autres travaillent.»
