KAPITAL

Qui a tué l’esprit des startups?

Dans son livre, le journaliste de «Libération» Laurent Mauriac critique l’aveuglement de la planète financière. La nouvelle économie était un leurre, Pascal Couchepin avait raison. Interview.

On peut dater avec précision la naissance de la nouvelle économie. Au matin du 9 août 1995, Netscape réussit une entrée fracassante au Nasdaq. Alors qu’elle n’a pas encore généré le moindre dollar de bénéfice, la firme voit son cours doubler au premier jour de cotation. Jusque-là, une entreprise qui entrait en Bourse sept ans après sa naissance était considérée comme précoce. Netscape, elle, n’a même pas deux ans.

C’est l’analyste Mary Meeker, de Morgan Stanley, qui sera la première à théoriser le phénomène. Elle voit dans l’aventure de Netscape une nouvelle manière de financer la croissance des start-up. Peu importe le chiffre d’affaires: dans l’économie naissante du réseau, ce qui compte, c’est la notoriété et les parts de marché.

Mary Meeker publie ses réflexions dans un rapport qui deviendra un succès de librairie. Les investisseurs s’en emparent, mettent en pratique ses théories, et tout s’emballe: les firmes les plus incongrues sont poussées vers la Bourse pour aimanter les capitaux. Un vrai miracle: tout le monde estime avoir droit à sa part du gâteau. Les boursicoteurs, mais aussi les employés qui rêvent de stock-options, et les médias qui amplifient le phénomène. Tous participent joyeusement à l’emballement général. Dès le printemps 2000, la chute n’en sera que plus douloureuse.

Laurent Mauriac, 33 ans, chef adjoint de la rubrique économique de Libération, vient de publier Les flingueurs du net, qui démonte la mécanique de cette illusion collective. Beaucoup d’exemples concrets, qui disent mieux que les exposés théoriques comment un tel mirage a pu prendre corps dans les dernières années du siècle. Le journaliste s’en prend à la spéculation et se garde bien de dénigrer l’apport réel du réseau. «Ce n’est que maintenant que l’internet va donner sa pleine mesure dans l’économie», écrit-il. Interview.

Comment expliquer que personne, à l’époque, n’ait tiré la sonnette d’alarme?

Il y avait des gens très lucides sur ce qui se passait. Mais eux aussi alimentaient la bulle. Les banquiers n’avaient pas le choix: s’ils restaient à l’écart du phénomène, leurs résultats s’en ressentaient, et les clients le leur reprochaient.

En 2000, le ministre suisse de l’Economie, Pascal Couchepin, avait été traité de ringard parce qu’il disait: «La nouvelle économie n’existe pas.»

Il avait raison. Le problème, c’est que, à l’époque, on ne pouvait pas contester la vision dominante. Le terme «nouvelle économie», qui a été lancé par l’hebdomadaire Business Week puis repris par le président Clinton, a été totalement instrumentalisé par la communauté financière.

Assiste-t-on à une revanche de l’«ancienne économie» sur ces start-up qui la menaçaient?

Non. Les grands groupes traditionnels ont plongé eux aussi. Ils développaient des projets internet généralement inconsistants, qui faisaient grimper leur capitalisation boursière. Ils ont aussi subi la dégringolade.

Quelles sont les caractéristiques des start-up qui ont survécu?

Il y a notamment celles qui fluidifient l’économie. Les sites qui fonctionnent comme intermédiaires en comparant les offres. Meilleurstaux.com et Assurland.com, dans le domaine de la banque ou des assurances. Ou Autoreflex.fr, dans celui de l’automobile. Ces entreprises sont devenues rentables.

Elles sont peu connues…

C’est justement l’un des paradoxes dont je parle dans le livre. Les entreprises de la nouvelle économie défendaient l’internet, mais faisaient leur publicité dans les médias traditionnels, presse ou télévision. Elles axaient toute leur stratégie sur la notoriété. Celles qui ont survécu, en revanche, font leur publicité en ligne, plus discrètement. Elles trouvent des clients, ça marche.

La publicité en ligne a donc un avenir?

Oui, si elle est utilisée de manière ciblée. Cela dit, c’est encore trop tôt pour dire si la publicité peut financer des médias en ligne.

A propos des médias, vous écrivez qu’ils ont été les complices de cette grande débâcle. Vous faites votre autocritique?

J’ai l’impression d’avoir pas trop mal fait mon boulot en racontant le phénomène dans Libé. Mais, comme beaucoup de journalistes, j’ai peut-être été trop descriptif et pas assez analytique.

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Les flingueurs du net, Laurent Mauriac, Calmann-Lévy, 220 p.
32 fr. 60