L’Europe a connu dimanche l’un des grands moments son histoire. En acceptant le traité de Nice, le peuple irlandais a donné un vrai signe politique.
«Il est facile d’obtenir un oui de l’électeur en le faisant revoter après qu’il ait dit non. Il suffit de lui bourrer le chou», ironise cet ami que le renversement de situation en Irlande laisse sceptique.
Voire! Il y a une année, 35% du corps électoral irlandais avait rejeté à une majorité de 54% la ratification du traité de Nice, dont certaines clauses définissent les conditions dans lesquelles dix Etats feront leur entrée dans l’Union européenne. Samedi, selon des estimations encore provisoires au moment où j’écris, le traité aurait été accepté à 63% des voix par 49% de l’électorat. La hausse du taux de participation est importante mais pas fulgurante. Par contre, le renversement d’opinion est complet.
En effet, malgré le battage médiatique, l’engagement des politiciens, les menaces européennes (Prodi estimait qu’un refus entraînerait un cataclysme, une tragédie), les avantages énormes que l’Irlande a tirés de l’Europe et le temps ensoleillé, plus d’un électeur sur deux est resté chez soi. C’est dire à quel point la cause était loin d’être gagnée. Le succès de samedi n’en est que plus flamboyant. C’est un des grands moments de l’histoire de l’Europe depuis la signature du traité de Rome en 1957.
Les Irlandais donnent ainsi une formidable leçon de démocratie tant à l’Europe des Quinze qu’à celle – ce sera pour demain! – des Vingt-Cinq. On aurait aimé que pour reconfirmer le pacte européen, les électeurs allemands, français, britanniques, italiens, etc. soient eux aussi appelés aux urnes pour donner leur approbation.
Cela aurait contraint les politiciens de tous bords à retrousser leurs manches, à descendre de leur piédestal, à quitter le temps d’une campagne référendaire leurs douillettes coteries pour affronter le commun des mortels.
Ils auraient ainsi pu lui expliquer, sans craindre d’entrer dans des détails prétendument fastidieux, pourquoi cet élargissement est important, pourquoi il est vraiment temps de donner aux anciennes démocraties populaires un signe tangible des nouveaux équilibres continentaux.
Pourquoi, en somme, en ces temps où les Etats-Unis d’Amérique divaguent, il vaut la peine de leur opposer un ensemble européen capable de mettre au premier plan les valeurs qui ont fait notre civilisation, qui ont généré une égalité citoyenne entre les individus, qui ont permis à nos femmes d’abandonner voiles et voilettes. Qui ont permis la paix continentale, même si de tragiques exceptions demeurent: l’Irlande justement, le Pays basque et cette Yougoslavie qui n’en finit pas tressauter.
La semaine dernière, Daniel Cohn-Bendit, pressentant à tort un vote négatif des Irlandais, prétendait dans Libération que de toute manière il ne fallait pas avoir peur d’une crise de l’Union européenne. Qu’au contraire, une crise pourrait secouer l’institution et lui donner un nouvel élan. Peut-être. A condition de poser le diagnostic.
Je pense que l’UE est atteinte d’hydrocéphalie aiguë augmentée d’un déficit chronique de démocratie. Il faut désenfler Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg, délocaliser bureaux et institutions, donner la parole aux peuples en le consultant sur les grands dossiers, écouter les partenaires sociaux et tenir compte de leurs avis. Partout, les hommes politiques ont encore peur d’assumer l’Europe.
La France de la dernière décennie nous en a administré une preuve éclatante tant avec Jospin qu’avec Chirac. Jamais ces Messieurs n’ont fait de l’Europe ne serait-ce que la cinquième roue d’une de leurs campagnes électorales. Or il faudra bien qu’ils y viennent. A moins qu’ils ne misent sur cet élargissement à vingt-cinq mal préparé pour noyer le poisson, pour faire de l’Union une nouvelle et vaste Association de libre-échange aux contours politiques suffisamment flous pour que chacun puisse y faire sa petite cuisine sans souci du voisin.
L’an prochain nous serons au clair sur la question.
