CULTURE

Sergei Bodrov, une génération engloutie

Une étrange destinée… Il était acteur, cinéaste, partenaire de Catherine Deneuve dans «Est Ouest» et héros d’une génération. Il vient de disparaître sous des millions de mètres cube de glace.

Voilà un film qui ne verra jamais le jour. Il aurait dû s’appeler «Le Messager», il aurait dû raconter l’histoire d’un homme ayant perdu ses deux jambes dans son enfance.

Il aurait dû, mais l’impensable est arrivé: en cours de tournage dans les montagnes de l’Ossétie du Nord (une république caucasienne appartenant à la fédération russe), le scénariste, réalisateur et acteur principal, Sergei Bodrov junior, ainsi que 48 membres de son équipe, ont disparu sous 2,5 millions de mètres cube de glace, de pierres, de boue, d’arbres et de débris, à la suite de l’effondrement d’un pan de glacier.

Plus d’une semaine après la catastrophe, l’espoir de retrouver des survivants s’est totalement volatilisé, tandis que les spécialistes et autres fins glaciologues n’en finissent pas de s’écharper sur la question de savoir si une telle tragédie était prévisible, donc évitable.

Pour les uns c’est oui, pour les autres non, et il y en a même qui suggèrent un peu perfidement que le glacier n’a pas pu s’effondrer tout seul, c’est-à-dire sans une malencontreuse et maladroite intervention humaine — des tirs d’artilleries mal ciblés — ou alors, le bruit a couru avec insistance, l’utilisation d’explosifs par l’équipe de Bodrov pour tourner certaines scènes.

Ces rumeurs empoisonnées s’expliquent par le fait que la Russie se remet difficilement du choc: Sergei Bodrov, 30 ans, était un acteur immensément populaire, surtout auprès des jeunes. Son premier rôle important au cinéma, il l’avait tenu en 1996 dans un film dirigé par son père et intitulé… «Le prisonnier du Caucase», l’histoire de deux soldats russes enlevés par des rebelles tchétchènes.

Parallèlement, Bodrov menait une carrière de présentateur télé mais ne devenait une réelle idole qu’avec la série des films d’actions «Brat» («Frère») et «Brat 2», où il incarne un soldat revenant de Tchétchénie et qui, inspiré par l’exemple de son frère, choisit la profession de tueur professionnel. Ce qui lui permet de restaurer, arme au point, la justice bafouée et de devenir un Robin des Bois sûr de son bon droit personnel dans un univers largement dominé par la mafia.

Le succès a été immédiat et Bodrov a acquis auprès de la jeunesse russe le statut d’icône politiquement incorrecte. On le retrouve ensuite au côté de Catherine Deneuve dans «Est-Ouest» de Régis Warnier. Enfin, ce printemps, il jouait dans un film qui a connu un gros succès en Russie, «Voïna» («Guerre»), du même réalisateur que la série des «Brat», Alexeï Balabanov, mieux qu’un ami, un véritable complice intellectuel pour Bodrov.

Les deux hommes revendiquent d’ailleurs le fait que «Voïna» soit un film outrageusement patriotique, qui présente tous les Tchétchènes comme des monstres et tous les soldats russes comme des modèles de droiture et de courage.

Le 13 septembre 2001, de passage à New York pour la sortie de «Sistra» («Soeur »), le premier film qu’il réalise lui-même, Bodrov avait livré à chaud une culpabilisante interprétation des attentats du World Trade Center et du phénomène terroriste en général: «Sans les films, cette tragédie ne serait jamais arrivée, tout cela a été inventé par nous, les gens d’images. Sans la télévision, le terrorisme n’aurait aucune efficacité. Les 18 minutes qu’il y a eu entre la première et la deuxième attaque contre les tours ont été soigneusement calculées, c’était exactement le temps dont les équipes TV avaient besoin pour se rendre sur place. Les terroristes ont tourné leur propre film, la télévision leur a simplement fournis le support technique».

Bodrov avait à cette occasion affirmé ne plus vouloir travailler pour la télévision qu’il considérait comme «un catalyseur du terrorisme». Ce qui n’avait pas empêché ce diplômé en histoire de l’art de l’Université de Moscou de remettre ça en début d’année, animant sur la première chaîne «Pasledni geroï», «Le dernier héros», version russe du reality show larguant des concurrents sur une île déserte.

Cette dernière prestation a achevé, comme l’écrit le quotidien «Gazeta», «de fixer dans la conscience des masses l’image de Bodrov comme celle du héros. Non pas le dernier, mais le premier dans une Russie qui depuis la fin de la perestroïka avait renoncé à tout idéal».

Bien sûr, vu de l’extérieur, il peut sembler un peu choquant que toute l’attention des médias se soit fixée sur Bodrov lors de la tragédie du glacier, alors que 150 personnes au moins en ont été victimes — l’équipe du film, des touristes, des montagnards, des bergers.

Mais comme le suggère le journal «Izvestia», «ce n’est pas seulement parce que Bodrov était quelqu’un de connu. Il représentait toute une génération, celle qui est arrivée à l’âge adulte en même temps que la Russie démocratique, une génération qui ne souffre d’aucune dépendance idéologique ni d’aucun vieux complexes soviétiques. Les spectateurs des années 90 avaient immédiatement plébiscité Bodrov parce qu’ils avaient besoin d’une telle personnalité, ouverte, sûre d’elle-même et un peu ironique.»

Mais il y a sans doute autre chose: ce patriotisme nouvelle manière revendiqué par Bodrov et Balabanov, un patriotisme vivace qui se sert d’un cinéma de type hollywoodien pour rendre un peu de sa fierté à la jeunesse russe. Des films comme «Brat 2» ou «Voïna» ont été qualifiés par certains critiques de «fascistes» ou de «xénophobes», notamment en raison de l’image calamiteuse qu’ils drainent, l’un des Tchétchènes, tous coupeurs de têtes et de mains, l’autre des Noirs américains, tous épouvantables trafiquants de drogues.

Sur ces deux questions, Bodrov a répondu, et nul doute que la jeunesse russe n’ait applaudi des deux mains: «Balabanov et moi pensons que nous devons aimer notre patrie simplement parce qu’elle est la nôtre et que les relations personnelles entre les gens sont plus importantes que la politique ou la crainte d’offenser les Noirs. Le cinéma américain montre toujours la Russie comme un pays où les rues grouillent d’ours en liberté et de mafiosi que seul Schwarzenegger parvient à vaincre. Pourquoi n’aurions-nous pas le droit de nous moquer à notre tour des Américains?

«Quant au film «Voïna», il tire son origine de cassettes vidéo qu’a vues Balabanov et qui montrent des combattants tchétchènes coupant les doigts et sciant les têtes de leurs prisonniers russes. La première réaction, c’est de prendre une mitraillette. Balabanov, lui, a saisi une caméra, c’est la réaction normale d’un homme normal.»

«Quant à moi, j’y vois un moment d’éthique: si tu n’envoies pas ton fils en Tchétchénie, si tu parviens à le faire exempter, un autre sera a tué à sa place et personne ne te jugeras. Mais alors, ou bien tu payes pour cela, ou tu arrêtes de dire des conneries».